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Et in Arcadia ego

9 juillet 2014

Informations

Bonjour passants, lecteurs.

Le NaNo Camp se poursuit théoriquement jusqu'au 31 juillet mais je prends la route demain pour aller travailler... et je ne sais pas si j'aurai une connexion viable ni si j'aurai le temps d'écrire. 

Je suis rendue à 14 000 mots et j'ai pu écrire un certain nombre de chapitres. Pour que vous les ayez je les ai tous publiés d'un coup, parce que je ne suis pas sûre de pouvoir le faire avant le mois d'août. 

Bonne lecture et à bientôt quand même j'espère !

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9 juillet 2014

Chapitre XXIV : Lupa

 

 

            La vie était plus douce, lorsque les maîtres n’étaient pas là. C’était la réflexion que se faisait Lupa, tout en pliant du linge avec l’aide de Laenas, à l’ombre des oliviers. Certes, Valentinus Paetus et Hortensia Aquilianii n’étaient pas des gens trop durs. Ils étaient justes, et comprenaient que leurs esclaves puissent commettre des erreurs, même s’il valait mieux que celles-ci ne se multiplient pas, et surtout ne se reproduisent pas. Elle avait quelques fois été corrigée de quelques coups, mais elle n’avait jamais subi de sévices sévères, et n’avait même jamais été isolée dans une cave, ce qui était arrivé à un certain nombre de ses collègues. En vérité, elle était docile, discrète, et refusait de prendre le moindre risque. Si certains la disaient timide, ou angoissée, elle-même ne s’appelait que prudente. La prudence était la clé.

            Et c’était justement ce qui changeait le rythme de vie, désormais que les Aquiliani avaient quitté les lieux. Bien sûr, le travail était tout aussi important, car Clodia n’admettait pas que l’on se repose, dès qu’on n’avait plus un œil pour nous surveiller. Mais le temps n’était plus source d’angoisse, et la prudence pouvait être mise de côté.

 

            - Lupa ! entendit la jeune brunette derrière elle.

 

            Elle ne répondit pas et finit de plier son drap, sachant que Clodia l’attendrait et ne lui donnerait pas de nouvel ordre tant qu’elle n’aurait pas fini cette tâche.

 

            - J’aimerais profiter du temps dont on dispose pour nettoyer les bassins. Ils auraient bien besoin d’un coup de neuf. Dis à Servius et Probus de t’aider ; vous vous occupez de l’impluvium dans l’atrium, et du bassin du triclinium ! ordonna la vieille esclave d’un ton sec, avant de disparaître, portant dans ses bras un cageot de légumes frais.

 

            Lupa la suivit dans la cuisine, laissant Laenas finir de plier les tissus qu’elles avaient exceptionnellement lavés. Parmi eux se trouvaient les rideaux des chambres, mais aussi des tissus qui servaient occasionnellement ou plus souvent à couvrir des meubles ou des portions de murs dont les enduits ou les peintures laissaient à désirer. Clodia déposa sa cargaison sur la table de la cuisine, pestant contre Quintus qui avait laissé des champignons sans les ranger ni même les nettoyer. Ce fut l’instant que choisit Cincinnata pour se réveiller en braillant, dans la chambre des esclaves.

            Clodia soupira en s’appuyant sur ses deux poings serrés posés sur la table. Elle avait refusé de prendre le moindre repos, et s’activait tout autant que lorsque la Domina était présente pour la superviser, si ce n’était plus, considérant que la tâche de diriger les troupes lui revenait. Quintus, pourtant, ne lésinait pas lui non plus sur les ordres et les initiatives.

 

            - Aemilia n’est pas là ? demanda Lupa, voyant la vieille femme prendre le chemin du couloir.

 

            - Non, je lui ai donné le droit de se reposer pour l’après-midi ; je crois bien qu’elle est partie en ville, au lieu d’en profiter pour dormir un peu. Ce sera ton tour demain, si tu travailles bien jusqu’à ce soir.

 

            Elle disparut dans le couloir, et Lupa entendit les cris s’atténuer dès que l’esclave eut pris l’enfant entre ses bras. Elle se mordit la lèvre, espérant qu’Aemilia ne commettait pas une bévue en se rendant en ville. Elle était persuadée que la jeune fille était allée à la domus ecclesiae, et compte tenu des remontrances que Valentinus Paetus leur avait adressées peu de temps auparavant, c’était peut-être un peu risqué. Si Paullus Fulvius avait eu des ennuis, alors qu’il n’était que le mosaïste des Aquiliani, et que par ailleurs il n’était pas lui-même un chrétien fréquentant assidûment la « domus », qu’adviendrait-il d’une ancilla banale ? Valentinus Paetus avait-il le moyen de savoir, de faire surveiller ses esclaves, et par conséquent de faire punir Aemilia ? Lupa frissonna, imaginant combien la sanction serait terrible, le cas échéant. Elle ne pouvait qu’espérer que cette sortie se passerait bien, ou mieux encore, qu’Aemilia n’avait pas pris ce risque insensé.

 

            - Servius ! Tu n’aurais pas vu Probus ? interrogea Lupa en croisant le jeune homme qui nettoyait toutes les lampes de la domus, une par une.

 

            - Euh… il erre quelque part derrière les boutiques, dans les entrepôts… je lui ai demandé de trouver de l’huile de coude ! répondit-il en souriant, fier de sa plaisanterie.

 

            Lupa eut un petit rire, et secoua la tête de droite à gauche en signe de désapprobation. Le pauvre Probus avait déjà tellement de mal à apprendre les coutumes de la domus et la langue ; il n’avait pas besoin de ce genre d’obstacles. Servius était plutôt aidant jusqu’ici, mais il se permettait d’être avec le nouveau ce qu’il était avec tout le monde : moqueur et rusé, quitte à vexer les gens. Avec Servius, mieux valait avoir le sens de la dérision. D’une manière générale, tout le monde l’appréciait malgré ses entourloupes, mais il n’y avait bien qu’Aemilia qu’il laissait vraiment tranquille.

 

            - Probus, soupira Lupa en soulevant le rideau qui séparait l’entrepôt de l’atrium. Qu’est-ce que…

 

            Le jeune homme avait la tête plongée dans une caisse, et farfouillait entre les bouteilles d’huile qu’elle contenait. Il semblait exténué, et lisait les étiquettes sans les comprendre. Autour de lui étaient éparpillés des linges et autres objets qu’il semblait avoir passés en revue.

 

            - Coude ? demanda-t-il en brandissant une bouteille sous le nez de Lupa. Ouille de coude ?

 

            - Non… non, oublie l’huile de coude, conseilla-t-elle d’un ton geignant en reposant dans la caisse la bouteille d’huile minérale qui servait à allumer les lampes. Et ramasse tout ça, c’est… c’est… bref, range tout ça !

 

             Elle sortit à grands pas de l’entrepôt, légèrement sur les nerfs. Servius n’avait sans doute pas évalué les enjeux de sa plaisanterie ; Probus prenait son travail très à cœur, et aurait retourné toute la domus sens dessus-dessous plutôt que de renoncer et dire qu’il n’avait pas trouvé ce qu’on l’envoyait chercher.

 

            - Servius ! lança-t-elle à l’adresse du jeune homme qui frottait une lampe en terre cuite avec son chiffon.

 

            - Ah ! tu l’as trouvé ? Tout à l’heure je l’ai vu grimper par l’escalier qui mène aux appartements supérieurs, qui appartiennent aux boutiquiers. Je crois qu’il s’est fait rabrouer, raconta-t-il d’un ton amusé.

 

            - Servius, tu n’es qu’un idiot, un gamin irrespectueux ! Tu sais… c’est toi qu’on devrait appeler Brutus !

 

            Une femme brune qui passait par là et remplissait une amphore dans le bassin leva la tête, surprise. Ce genre d’explosion, verbale et bruyante, était rare dans la domus. Certes, on se trouvait dans l’espace public et les effusions y étaient plus fréquentes ; mais c’était tout de même relativement inconvenant, de la part d’esclaves plus encore.

            Lupa se tut et se mordit les lèvres, rougissant sous le regard de la femme qui passa entre elle et Servius emportant son amphore, pour regagner les boutiques que les Aquilii louaient à l’entrée de la domus, donnant sur la rue. Elle se rapprocha du garçon, qui affichait un sourire ironique, fier d’avoir poussé à bout la douce et timide Lupa, et explosa d’un rire franc en voyant émerger un Probus échevelé de l’entrepôt où il avait échoué.

 

            - Maintenant que tu as fait perdre du temps à tout le monde avec tes enfantillages, on pourrait travailler, peut-être ? reprit-elle en chuchotant. Clodia veut qu’on nettoie les bassins. Occupez-vous tous les deux de celui-ci, dit-elle en désignant le bassin central du doigt, et moi je nettoie celui du triclinium.

 

            - Tu me fais confiance pour travailler avec lui, vraiment ? questionna Servius en tapotant du doigt le front de Probus qui fronçait les sourcils.

 

            - Tu es… vraiment… essaie de te prendre au sérieux deux minutes, crétin ! cracha-t-elle d’un ton inhabituellement hargneux.

 

            Lupa tourna les talons, se dirigeant vers l’entrepôt pour y prendre les outils nécessaires pour aller gratter le fond du bassin du triclinium, qui s’encrassait régulièrement et pouvait même former quelques algues. L’endroit était encore quelque peu désordonné, et elle commença par remettre à leur place quelques caisses, et replier les linges qu’elle disposa au-dessus d’une sorte de trépied dans le coin de la pièce. Derrière elle, elle entendit Servius entrer et choisir les outils et produits dont ils auraient besoin. Il en tendit quelques-uns à Lupa, qui les saisit sans le remercier et sans même le regarder, avant de sortir pour gagner le triclinium.

Elle n’avait théoriquement pas le droit de traverser le tablinum, mais en l’absence des maîtres, et étant donné qu’elle n’avait nullement envie de redescendre pour traverser les pièces de service et remonter par un autre escalier, elle coupa à travers cette pièce. Elle ressentit une brève culpabilité, sachant que ce comportement ne serait pas approuvé par Quintus et Clodia, et encore moins toléré par la Domina, mais Servius l’avait passablement énervée, et par ailleurs elle ne courait absolument aucun risque. Seuls ses principes auraient pu l’en empêcher, mais ce n’était jamais que la prudence qui déterminaient ses agissements, pas les principes. Même à la domus ecclesiae, personne n’aurait rien trouvé à redire à cela.

 

Elle pénétra dans la pièce déserte, avec un sentiment diffus d’étrangeté, comme c’était le cas, chaque fois que les maîtres quittaient les lieux et qu’elle devait parcourir la domus sans s’incliner et servir tout un chacun. Le triclinium de Bacchus, dépourvu de convives, de plats, d’odeurs et de musiques, semblait étrangement calme. La lumière qui provenait des deux hautes fenêtres dans l’alcôve tombait sur la mosaïque colorée que Lupa foulait de ses pas. Elle tourna la tête et observa quelques secondes le dessin mythologique. Bacchus, allongé, tenait dans sa main une coupe qu’il levait en direction d’Hercule, avec qui il s’adonnait à un concours de boissons. L’ancien ministrus l’avait un jour expliqué à Lupa, et bien qu’elle ne connaisse que peu de choses à la mythologie et encore moins aux arts, cette histoire s’était ancrée dans sa mémoire. Autour, à l’ombrage de lauriers et de pieds de vignes, des satyres et ménades dansaient.

Un chuintement d’eau rappela Lupa à ses obligations. Derrière l’accubitum, la banquette maçonnée sur laquelle on disposait tissus et coussins pour que les convives y prennent place, une canalisation permettait à l’eau de s’écouler ; elle traversait la banquette et remplissait un bassin central, où s’accumulait malheureusement la saleté. Le Dominus avait fait installer ce nouveau système, très en vogue à Rome, quelques mois auparavant, avant de s’apercevoir de la complexité de l’entretien du bassin, qui n’était d’ailleurs pas très apprécié des esclaves. Apercevant les restes de repas agglomérés au fond du bassin, formant une moisissure indistincte, elle soupira. Mais Clodia avait été claire ; demain, elle aurait le droit elle aussi de se reposer. C’était le dernier instant difficile à passer. 

9 juillet 2014

Chapitre XXIII : Romilia

            - Non, sur l’autre table !

 

            Romilia se retourna, et déposa la pile de linges de l’autre côté du lit, sur le guéridon qui se trouvait dans le coin de la pièce, à côté de la table de toilette. C’était la première fois qu’elle s’occupait de la chambre des hôtes, et elle devait se fier à Silvia pour bien l’ordonner. Jusqu’ici, elle n’avait jamais été chargée de tâches aussi importantes – elle ne lavait quasiment que du linge de service, ou bien les cuculli des esclaves. Quant à l’entretien des pièces, ce n’avaient été jusqu’alors que les pièces communes, ou de circulation. Autrefois, elle n’était même pas autorisée à pénétrer dans les chambres. C’était une chose étonnante, d’ailleurs, de penser qu’elle avait vécu toutes ces années dans cette villa, qu’elle considérait comme sa propre maison, mais sans avoir jamais posé le pied dans l’ensemble du bâtiment.

 

            - Tu n’auras pas besoin de revenir dans la chambre dans la journée. On y dépose le linge, on peut aider à la toilette des enfants ou de la Domina si elle le souhaite – mais pour le moment elle n’a rien demandé. Le soir, tu viendras allumer les lampes avant qu’elle ne vienne se coucher.

 

            La jeune fille acquiesça. Silvia retint un soupir. Depuis le petit matin, Romilia l’avait suivie comme son ombre, comme l’avait promis Kaeso. Il avait visiblement réussi à la convaincre de se plier à ses attentes lors de leur discussion, la veille. Silvia, elle, avait passé sa soirée à préparer les chambres, les lits et les produits de soin nécessaires aux invités, seule. Tacita l’avait brièvement aidée, mais la soirée avait tout de même été difficile.

            Désormais, elle était aidée d’une seconde paire de mains. Bien sûr, elle ne s’était pas attendue à ce que la jeune fille soit aussi efficace qu’une ancilla déjà entraînée. Elle devait même reconnaître que Romilia mettait de la bonne volonté à la tâche ; tout ce qu’elle lui demandait, elle le faisait immédiatement, rapidement, proprement. Mais la jeune fille n’avait pas ouvert la bouche une seule fois. Elle s’exécutait en silence, le visage inexpressif. Sa neutralité ne gênait pas Silvia outre mesure. Elle-même n’avait jamais été une esclave très bavarde, et lorsqu’elle avait l’âge de Romilia, elle avait d’ailleurs reçu sa formation, adoptant une attitude semblable : détachée, rigoureuse, mais fermée à toute émotion ou émanation de sa propre sensibilité. Elle savait que l’astuce de Romilia serait efficace, et ferait même probablement d’elle une ancilla aussi aguerrie qu’elle l’était. Mais un minimum de communication entre elles ne pouvait pas être désagréable. C’était bien la première fois que Silvia avait à se plaindre du mutisme de ses collègues ; d’ordinaire ils l’agaçaient au plus haut point par leurs bavardages.

 

            - Rosa Valeria a fait porter d’autres affaires avec elle, le chargement est arrivé ce matin. Nous allons superviser leur transport jusqu’aux appartements, et ordonner l’ensemble dans les cinq pièces, expliqua Silvia tandis qu’elle et son apprentie se dirigeaient vers les cuisines, pour rejoindre le long couloir qui longeait les espaces publics et débouchait sur la cour, où les attendrait le chargement.

 

            Romilia la suivait d’un pas dynamique, alerte et attentive. Mais elle ne répondit pas. Agacée, Silvia laissa finalement échapper un souffle d’air.

 

            - C’est bien que tu commences à t’adapter à tes nouvelles fonctions, comme ça quand tu arriveras à la domus, tu n’auras que les lieux à découvrir, glissa-t-elle sur le bon ton du conseil, pour tester sa voisine.

 

            Elle vit sa mâchoire se contracter et son regard se durcir, mais elle continua de marcher, imperturbable et silencieuse, sans même effleurer Silvia du regard. Cette dernière eut un sourire douloureux. Leur cohabitation n’allait certainement pas aller en s’améliorant. Comment et quand, elle, Silvia, l’esclave réputée la plus dure et insensible à la domus Aquiliana, s’était-elle retrouvée dans cette situation ? Elle n’était certainement pas la mieux désignée pour former une nouvelle ancilla – à la domus, Aemilia, Clodia, s’en seraient chargées. Quant à la communication, elle ne se faisait que sur un mode acerbe entre elle et ses collègues depuis plusieurs années. C’était bien la première fois qu’elle semblait être celle qui y mettait le plus de grâce.

 

* * *

 

 

            L’on entendait résonner les rires des convives, dans un brouhaha ambiant qui parvenait jusqu’au jardin, dans lequel Romilia s’était assise quelques instants. Pour la première fois de sa vie, elle avait été sollicitée pour le service du banquet, directement auprès des maîtres. Lorsque Silvia le lui avait annoncé, elle avait ouvert la bouche et avait même failli lui faire part de ses doutes, pour la première fois de la journée. Puis elle y avait renoncé. D’abord parce que cela n’aurait rien changé. Ensuite, parce qu’elle s’était jurée de ne rien, absolument rien partager d’intime avec sa collègue. C’était déjà bien trop gênant de se rappeler le service qu’elle lui avait rendu, le soir où elle avait eu ses premières menstruations. Certes, c’était ensuite Tacita qui lui avait expliqué comment s’y prendre, comment cela allait fonctionner. Mais c’était Silvia qui l’avait trouvée éplorée et catastrophée, et lui avait tendu la main. Or, le service était un peu trop coûteux à lui rendre. Mieux valait oublier.

            Désormais, elle savait qu’elle devrait passer du temps avec cette personne, et peut-être même le reste de sa vie. L’idée ne la séduisait pas vraiment, mais Kaeso avait été clair à ce sujet. Elle n’avait pas le choix. Il avait agrémenté son argumentaire d’un certain nombre de remarques, mais le fond restait le même : ce changement lui était imposé. Il n’avait pas tort de souligner combien cela pouvait être bénéfique pour son avenir ; elle serait mieux traitée, mieux nourrie, ne recevrait sans doute plus jamais le moindre coup de fouet, voire le moindre coup du tout, si elle travaillait correctement. Elle deviendrait une esclave de valeur, de ceux que l’on soignait, car ils étaient efficaces, et souvent instruits. Elle n’arrivait pas vraiment à savoir si elle appréciait l’éventualité d’un apprentissage de la lecture, une carrière à la domus Aquiliana.

            Pour le moment, elle ne voyait que Silvia, qui attendait d’elle qu’elle la suive, l’imite, apprenne. Et c’était ce qu’elle faisait, appréciant ironiquement de voir l’agacement de la romaine face à son mutisme et son impassibilité. Elle prenait sa revanche, célébrant mentalement ses ruses, qu’elle empruntait directement à son ennemie. C’étaient le maintien de Silvia, la noblesse incongrue qu’elle dégageait, sa minutie au travail et son désintérêt des autres et d’elle-même qui l’inspiraient.

            C’était la raison pour laquelle elle n’avait rien dit de son angoisse, à l’idée de servir le repas des Vendemia – l’un des repas les plus copieux de l’année – aux maîtres et à l’ensemble de leurs convives, qui remplissaient les trois alcôves du triclinium. Elle ne pouvait pas faire le plaisir à Silvia de lui montrer qu’elle avait peur, qu’elle ne savait pas ; qu’elle la dominait et que sans elle, elle n’avait plus aucun repère ni modèle.

 

            - Prends ça ! avait ordonné Tacita, en lui plaçant une bouteille de verre élancée entre les mains.

 

            Elle l’avait suivie dans le couloir, avait traversé le vestibule sans trop réfléchir, et s’était retrouvée avec la vieille esclave au centre du triclinium, devant le chaudron où l’on mélangeait le vin et les épices avec l’eau. Tacita avait remué le liquide avec une louche, et avait fait signe à Romilia de s’avancer. L’esclave blonde avait tendu la bouteille, consciente désormais qu’elle allait devoir, tout le repas durant, servir la boisson. C’était plus simple, sans doute, que le service des plats. Mais elle n’aurait presque jamais l’occasion de sortir de la pièce, pour reprendre ses esprits, se relâcher en l’absence de ses maîtres.

            Tacita avait recueilli le liquide dans la louche, l’approchant de la bouteille élancée ; mais elle s’était interrompue avant de le verser. Elle avait saisi le bras tendu de Romilia, interrompant ses tremblements, et lui jetant un coup d’œil alarmé.

 

            - Tiens-la bien, avec les deux mains, lui enjoignit-elle dans un murmure, tandis que la jeune esclave avalait sa salive, préoccupée.

 

            Le poids du vin, qui s’était écoulé en un mince filet dans la bouteille, l’avait fait ployer. Elle avait dû solliciter la force de ses deux bras pour ne pas renverser la bouteille. Elle avait resserré sa poigne sur l’objet, dont la prise n’était pas aisée. Les cannelures torsadées qui ornaient la panse déséquilibraient les appuis de ses mains. Elle s’était avancée d’un pas maladroit vers les premiers convives, qui lui avaient tendu leurs gobelets, qu’elle avait saisis sans trembler. Insensible, inconsciente. Elle s’était complètement absorbée dans sa tâche, oubliant son angoisse.

 

            Elle était sortie de sa transe lorsque Tacita lui avait pris la bouteille des mains. Cette bouteille, qu’elle avait enserrée entre ses doigts toute la soirée, remplie et vidée plusieurs fois, avait laissé les marques de ses cannelures sur sa peau. Elle avait déplié ses doigts engourdis, et s’était laissé pousser vers la sortie par Silvia, qui amenait les plats de raisin, les premières grappes de la saison, qui devaient être consommées par Valentinus Paetus pour confirmer le commencement des vendanges, et dont une partie devrait être épargnée pour l’offrir aux dieux qui protégeaient les vignes.

            Elle s’était subitement retrouvée désœuvrée, dans la fraîcheur du jardin. Elle avait décollé son cucullus mouillé par la sueur de son dos, et s’était assise sur le muret au pied du nymphée. Les événements de la soirée lui revenaient en mémoire, dont elle ne s’était pas aperçue sur le moment. Elle se rappelait du léger sourire de la Domina Hortensia lorsqu’elle avait croisé le regard de la jeune esclave, satisfaite de la voir au service. Elle se rappelait les moqueries de la jeune Flavia envers son frère Gratus. Elle se remémorait les rires des jeunes enfants de Rosa Valeria, et le verre renversé du petit Lucius, qu’elle s’était empressée d’éponger et de resservir. La voix grave et impérieuse de Valentinus Paetus qui couvrait toutes les autres. Les relations entre les aristocrates, propriétaires, invités, amis, ou encore famille, étaient un mystère qu’il lui restait encore à percer. Un mystère éprouvant, car l’on n’attendait d’elle que de servir la boisson ; toute la soirée, elle avait fait abstraction du reste.

Pourtant désormais, elle comprenait qu’elle serait au centre de tout, à un endroit privilégié pour voir, observer et comprendre, ce qui l’avait toujours fascinée. Elle qui avait grandi dans une villa, hors de la ville, là où les maîtres se détendaient parfois, pouvant s’isoler ou au contraire accueillir les plus proches de leurs amis, ne connaissait pas tout cependant des rapports de force romains.

 

            - Tu peux en rester là pour aujourd’hui, entendit Romilia dans son dos.

 

            C’était Silvia. Elle se tenait devant le nymphée, les mains croisées devant son ventre, l’air grave.

 

            - Tu en as fait beaucoup, c’était une journée éprouvante pour toi, tu mérites de te reposer.

 

            Romilia la fixa pendant quelques secondes, d’un air qui mit Silvia mal à l’aise tant il était indéchiffrable et détaché. Elle tourna finalement la tête vers le triclinium, où les voix s’étaient brusquement tues. Les musiciens s’étaient installés, et les convives attendaient l’instant où ils allaient commencer à jouer. Des comédiens attendaient dans le péristyle leur tour ; ils entreraient en scène pour danser, et déclamer des textes, pour divertir les convives qui dégustaient en discutant les fruits de la saison. Un homme était appuyé contre une colonne, coiffé d’un chapeau de paille. Dirigeant de nouveau son regard vers Silvia, la jeune fille finit par se lever, et acquiescer.

 

            - Tu trouveras de quoi grignoter, si tu as faim. N’hésite pas à boire ; on se déshydrate, à toujours servir à voire aux autres. Tu peux aller directement te coucher ; on ne te demandera plus rien ce soir.

 

            La jeune fille hocha du chef une nouvelle fois, se dirigeant vers les cuisines derrière lesquelles se trouvaient les quartiers des esclaves.

 

            - Et… Romilia ! poursuivit Silvia hésitante, tandis que son apprentie se retournait, attentive comme toujours, bien que silencieuse. Tu t’en es très bien sortie.

 

            Le sourire de Silvia désarçonna la jeune esclave, qui ouvrit la bouche comme pour répliquer. Mais elle la referma, et avant de se retourner précipitamment et de s’éloigner. Silvia ne le vit pas, mais les lèvres de Romilia s’étaient étendues en un mince sourire fier et teinté de gratitude. 

9 juillet 2014

Chapitre XXII : L'ancilla

         

 

  - Mais elle n’a que treize ans ! protesta Silvia, tout en se rapprochant de Tacita, ramenant auprès d’elle les coins opposés du drap, pour le plier.

 

            - Oui, justement. Elle n’a que treize ans, et je soupçonne fortement que la raison pour laquelle la Domina Hortensia envisage d’emmener une nouvelle ancilla à Rome a tout à voir avec la famille Vileria. Caïus Emericus Vilerius est très malade et ne fera probablement plus long feu. Rosa Vileria et ses cinq enfants devront trouver un moyen de se réorganiser, pour remplacer leur pater familias, qui est un homme fort malgré sa maladie. Les trois plus grands garçons sauront sans doute s’en débrouiller, d’autant que le premier a déjà pris épouse, le mois dernier. Mais les deux enfants les plus jeunes vont sans doute être un encombrement pour Rosa Vileria et ses fils dans les premiers temps. Je crois que la Domina Hortensia prévoit de les accueillir à la domus.

 

            Silvia haussa les sourcils, étonnée par ces révélations. La Domina Hortensia avait déjà bien du mal à s’occuper de ses deux enfants. Gratus était stupide et maladroit, quant à Flavia, elle n’en faisait qu’à sa tête. Les deux plus jeunes enfants seraient sans aucun doute un encombrement, à la domus Aquiliana aussi.

 

            - Et quel rapport avec Romilia ? demanda-t-elle à Tacita, ne perdant pas de vue le sujet principal.

 

            - Elle n’a que treize ans, et pourrait devenir l’ancilla attitrée de l’un des deux enfants, en grandissant avec eux. C’est assez courant - et pratique. Par ailleurs, Romilia est une esclave efficace et solide, pour son âge. Un peu comme toi, ajouta-t-elle en dardant son regard aiguisé sur les yeux verts et venimeux de Silvia. Elle sait se défendre. Tu m’as demandé conseil, voici le mien. Mais tu peux demander à Kaeso, il te donnera peut-être une réponse différente, et il connaît très bien la villa, lui aussi.

 

            Silvia resta silencieuse, réalisant que la réponse de Kaeso serait exactement la même que celle de Tacita. Il avait demandé à Silvia de veiller sur Romilia, et la choisir pour devenir une ancilla à la domus de Rome serait le moyen le plus sûr d’exécuter cet ordre. Et il coulait de source. Elle ne pouvait nier ce qu’avait dit Tacita. Elle s’était elle-même aperçue du potentiel de la jeune fille, bien que la connaissant nettement moins bien que la vieille esclave de la villa. Romilia ferait une excellente ancilla.

            Tacita lui lança l’extrémité d’un drap blanc dont elle se saisit automatiquement, bien que plongée dans ses pensées. L’après-midi touchait à sa fin, et tout le linge de la maison était désormais propre et plié. D’ici quelques minutes, il serait également rangé. La salle de banquet était fin prête, et les convives n’allaient pas tarder à s’y rendre. Pour une fois cependant, Silvia était dispensée de service. Elle devait encore préparer quelques chambres, et pour cela elle allait avoir besoin d’une ancilla pour l’épauler.

 

* * *

 

            Kaeso l’avait faite demander, à l’heure où elle aurait théoriquement dû se préparer au service. La villa était grande, et même si Romilia n’était pas une esclave de premier rang, elle était souvent sollicitée pour cette tâche. Elle n’apparaissait jamais dans la salle de banquet prestigieuse, dont elle n’avait jamais eu le loisir d’apprécier le décor qu’elle admirait pourtant. Mais elle portait souvent les plats des cuisines jusqu’aux vestibules qui précédaient le triconque, d’où ses collègues prenaient le relai pour amener les plats jusqu’à la table. Parfois, et surtout lorsqu’elle était plus jeune et que les plats étaient encore une charge trop lourde pour qu’elle puisse les porter sur d’aussi longues distances, elle avait été responsable des amusements. Elle se chargeait d’accueillir les musiciens, chanteurs ou comédiens, et de les aider à transporter leur matériel. Mais cette époque s’était bien vite terminée, et elle n’avait plus eu la chance d’assister à des répétitions ou simplement de profiter de quelques minutes de pause et de divertissement.

 

            - Je devrais aller aider pour le banquet, regretta-t-elle à haute voix, s’adressant à Tacita qui l’avait guidée jusqu’à une pièce inoccupée derrière les cuisines, pour y attendre Kaeso.

 

            - Non, Kaeso doit te parler, affirma simplement la vieille esclave en quittant la pièce pour aller s’affairer au service du banquet.

 

            Romilia s’assit en soupirant sur une caisse en bois qui traînait dans un coin, laissant se détendre ses bras et son dos, appuyée contre le mur. Elle n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle elle se trouvait ici, mais étant donné la fatigue qui l’envahissait, elle préférait en profiter pour voler quelques instants de repos. A vrai dire, elle était si fatiguée qu’elle ne parvenait plus à réfléchir de façon logique et à démêler les différentes hypothèses qui venaient à son esprit. Kaeso, le ministrus, était un homme sévère mais juste. Ces derniers jours, il avait semblé remarquer la fatigue de la jeune fille – elle l’avait plusieurs fois surpris en train de l’observer. Mais il n’avait rien dit. Peut-être désirait-il en parler avec elle ; mais le moment était plutôt mal choisi. De plus, elle se voyait mal lui expliquer la raison pour laquelle elle parvenait si peu à garder les yeux ouverts et à mobiliser toute son énergie. En parler avec des femmes avait déjà été délicat, et elle ne se voyait absolument pas expliquer à un homme que du sang coulait entre ses jambes, l’obligeant à y être toujours attentive, l’empêchant de dormir la nuit, et contraignant son corps à un travail douloureux de chaque instant.

La seule personne qui jusqu’ici avait semblé le comprendre, et éprouver une forme de compassion, c’était l’esclave qu’ici presque toutes haïssaient : l’esclave de la domus romaine : Silvia. On la disait odieuse et inflexible, et on racontait également qu’elle se considérait comme si elle s’estimait supérieure, presque égale à ses maîtres, insensible au destin commun des esclaves qui étaient pourtant ses semblables.

 

Ce fut à cet instant que Silvia passa le pas de la porte, droite et solide comme toujours bien que son visage porte les marques de la fatigue, lui aussi. Elle adressa un bref regard à Romilia, qui était toujours assise sur une caisse, le dos et la tête renversés contre le mur. L’esclave bouclée au visage fermé resta debout, et tandis que Romilia fermait les yeux pour éviter son regard scrutateur, elle détailla la jeune fille du regard. Elle était d’une taille plutôt grande pour son âge, et son corps fin, élancé et musclé par son travail qu’elle endossait depuis la naissance, était déjà presque celui d’une femme. Cependant son visage était encore jeune. Lorsque dans la journée, elle s’adressait aux autres avec hargne et fougue, défendant sa place et son mérite, elle semblait être plus âgée. Mais ce visage fatigué et apaisé, tandis qu’elle fermait les yeux et se laissait aller à la rêverie, était timide, et enfantin. Son menton était petit, et sa mâchoire légèrement avancée, comme si cette enfant à la langue pendue n’avait cessé de lever la tête, et de tendre le cou pour se mettre à la hauteur des plus grands. Mais ses joues étaient encore rebondies, et rougies par la chaleur. Ses cheveux d’un blond cendré, lisses, tirés en arrière, laissaient échapper quelques mèches ondulées d’enfant, qui encadraient son visage, aussi claires que ses sourcils, qui disparaissaient presque sur ses arcades fines. Il n’y avait guère que son front brillant qui témoignait de son âge adolescent ; sans quoi l’on eût pu croire qu’elle n’était qu’une petite fille.

 

Silvia sursauta lorsque le ministrus passa auprès d’elle, absorbée qu’elle était par l’étude de cette jeune fille qui deviendrait bientôt une ancilla. Il lui adressa un sourire confiant, tout comme à Romilia, qui s’était redressée et précipitamment levée en l’entendant entrer, et qui ouvrait de grands yeux ronds. Tous trois se jaugèrent un instant, sans parler, et ce fut Kaeso qui se décida le premier.

 

- Bien… bien, répéta-t-il, hésitant, ne sachant visiblement comment entamer son explication. Hé bien, Silvia… je vous laisse annoncer à cette jeune fille… hé bien, ce que… vous savez bien, dites !

 

Romilia tourna vers lui ses grands yeux bruns, étonnée. Elle avait grandi à la villa Aquiliana depuis toutes ces années, et n’avait jamais vu le ministrus perdre ses mots. Elle avait toujours soupçonné la sensibilité qu’il cachait derrière ses ordres sans appel, mais la situation ici n’était pas claire pour elle. Elle ne comprenait pas ce qui pouvait le mettre dans tous ses états. La jeune fille se tourna alors vers Silvia, l’esclave qui restait impassible en toutes circonstances.

 

- La Domina Hortensia réclame une nouvelle ancilla, déclara-t-elle simplement, en continuant de fixer le ministrus. Cette dernière devra m’aider cette semaine pour assister la famille Vileria. Par la suite…

 

La jeune femme s’interrompit, hésitante, tandis que Kaeso cligna fortement des yeux, soupirant. Il se tourna vers Romilia, et reprit :

 

- Par la suite… hé bien, Romilia, si tu deviens ancilla, nous verrons bien. Peut-être que tu seras amenée à rejoindre la domus Aquiliana. Peut-être pas dans l’immédiat, en vérité. A terme, cela ne fait aucun doute, mais je ne saurais vraiment dire quand.

 

La jeune esclave blonde se laissa instantanément tomber sur la caisse, oubliant les convenances. Elle gardait la bouche entrouverte et les yeux rivés au sol, abasourdie. Elle posa ses mains sur ses genoux, puis brusquement serra les poings. Elle les desserra, puis frotta ses mains l’une contre l’autre. Enfin, elle les leva pour remettre derrière ses oreilles ses mèches rebelles. Et, s’adressant au ministrus et à l’esclave romaine qui se trouvaient devant elle, elle lâcha :

 

- Mais… pourquoi moi ? Pourquoi pas Albana, ou même Halda ? Elles sont plus âgées, et… plus expérimentées. Et puis…

 

Elle s’interrompit, et dévisagea alternativement les deux adultes ; Kaeso, souriant et confiant, les mains croisées derrière le dos, et Silvia, imperturbable. Etait-ce elle qui l’avait désignée, qui l’avait choisie ? Pourquoi ? Romilia avait été inefficace ces derniers jours, Kaeso le savait, et Silvia, elle, en connaissait la raison. C’était improbable que leur choix se soit porté sur elle. Elle n’était pas sûre d’en être digne. Elle n’était même pas certaine d’en avoir envie. Elle avait grandi ici. Elle était née dans une ferme à quelques bornes à peine, sur les terres de la villa Aquiliana. Sa mère, une esclave des champs, avait servi la villa toute sa vie durant. Elle était morte en enfantant. La jeune Romilia n’avait jamais connu pour seule famille que ses collègues, pour seuls modèles que Kaeso, et Tacita. De plus, elle ne connaissait pas la famille Aquiliana. Lorsqu’ils venaient à la villa, de façon saisonnière, elle n’avait jamais été à leur contact, sauf pour le service des repas. Si la Domina venait sans Silvia, c’était Halda qui s’occupait d’elle. En toute logique, elle aurait dû être choisie. Elle aurait dû partir, pas Romilia.

 

La jeune fille darda un regard blessé et amer sur Silvia. C’était elle, la responsable, tout était de sa faute. Elle allait bouleverser sa vie, et faire d’elle ce qu’elle était : une ennemie en ces lieux. Une ennemie dans sa propre maison. Car toutes les autres la jalouseraient, toutes les autres la haïraient. Et enfin, lorsqu’elle aurait supporté quelques semaines, quelques mois de cette coercition, elle partirait. Elle quitterait les murs qu’elle connaissait par cœur, les murs qu’elle aimait, et elle deviendrait à la domus Aquiliana, ce qu’elle n’avait jusqu’alors jamais été. Une nouvelle venue, dans une famille qui n’avait pas besoin d’elle. Elle ne serait plus l’enfant de la maison, l’esclave qui s’était érigée d’elle-même en ces murs. Elle ne serait plus rien du tout.

La rage, la tristesse et l’anxiété montèrent en elle, et les yeux brillants, elle se tourna vers Kaeso, et répéta :

 

- Pourquoi ?

 

Le ministrus se défit de son sourire, effaré, voyant les larmes dans les yeux de la jeune fille, et ne sut quoi dire tandis qu’elles s’échappaient et roulaient comme des billes sur les joues de la jeune fille. Elle tourna un regard de renard farouche et blessé vers Silvia, puis soudainement, elle la bouscula et s’enfuit dans le couloir qui menait vers les chambres des esclaves.

 

- Oh, Romilia, soupira le ministrus en se passant la main sur le visage.

 

Il adressa un sourire désolé à Silvia, qui pour une fois était tout à fait surprise et démunie. Elle s’était attendue à ce que Romilia exprime de la colère, elle qui l’avait évité depuis ce soir où elle lui était venue en aide ; mais cette rage impuissante était étrangère à cet épisode. Cette rage était celle d’un enfant arraché à sa terre, à ce qu’il était, à ce qui le rendait unique. Cette rage de renard fier et pourtant fragile, elle la connaissait, elle qui l’avait connue. Elle connaissait la douleur, et plus encore l’amertume. Et elle savait que ce qui s’ensuivait était la haine ; la haine que l’on portait à ceux qui avaient osé intervenir dans votre vie, et changer votre destin.

 

- Je vais lui parler, déclara-t-elle en faisant mine de vouloir la rejoindre ; mais le ministrus la retint.

 

- Non, tu dois préparer les chambres, ordonna-t-il. J’irai lui parler, et demain rassure-toi, elle ne te quittera plus d’une semelle.

 

N’ayant pas le choix, Silvia acquiesça. Mais cela ne la rassurait pas. 

9 juillet 2014

Chapitre XXI : Le triconque

 

 

            Romilia traversa la cour sans faire attention aux divers invités qui s’y trouvaient, se rafraîchissant autour du bassin et y abreuvant leurs bêtes. Le regard bas, elle se contentait de fixer les pavés, et se sentit soulagée lorsqu’elle attint le péristyle sans que personne ne lui ait rien demandé. Elle avait horreur des invités ; du moins, de ce genre d’invités là. Il y avait souvent des visiteurs à la villa, puisque les maîtres avaient de nombreux clients et des relations commerciales qu’ils devaient entretenir. Nombreux étaient ceux qui venait rencontrer l’intendant, discuter avec lui ou lui exposer des requêtes au fil de l’année.

Mais le rythme de la villa était alors plus tranquille, surtout pour elle qui était essentiellement une esclave affectée aux tâches domestiques, dans la fraîcheur des murs, pour l’entretien des lieux. Les visiteurs réguliers étaient des agriculteurs, des marchands, des artisans, qui lui étaient cent fois supérieurs. Mais ils ne lui faisaient pas la même impression que les invités privés du Dominus Valentinus. Ceux-là, qui arrivaient avec leurs esclaves personnels, dans des litières richement décorées, et qui allaient s’alanguir dans les jardins exotiques ou se reposer au bord des nymphées avant qu’on ne les conduise jusqu’aux appartements privés, au sud de la salle d’audience, étaient d’un autre type. C’étaient tous des gens importants, et leur avis comptait. Romilia savait bien que c’était ridicule, car ils ne se souciaient justement pas d’une esclave aussi insignifiante qu’elle, une simple esclave de maison, sans tâche d’envergure. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, s’ils allaient raconter au maître Valentinus Paetus qu’elle s’était présentée de manière discourtoise devant les hôtes, elle pourrait être fouettée, ou renvoyée aux travaux des champs.

            Arrivée dans le péristyle, elle se retourna donc brièvement, et à l’ombre d’une colonne les observa ; ils étaient aussi richement vêtus que l’était la Domina lorsqu’elle était arrivée l’avant-veille, ou peut-être plus encore. Elle ne parvenait pas à dire s’ils étaient de statut supérieur à leurs hôtes, ou si au contraire ils leur étaient inférieurs et tâchaient de paraître plus importants qu’ils ne l’étaient en vérité. Albana était bien plus douée qu’elle, pour deviner ce genre de choses.

 

            - Alors, ces rideaux ? la pressa la voix de Tacita dans son dos.

 

            Romilia hocha vigoureusement la tête, en se précipitant du côté de la salle de banquet avec les rideaux fraîchement lavés, qu’elle était allés chercher au séchoir. Ces draps de couleur bleue nuit, ornés de coutures dorées et argentées en alternance, étaient d’ordinaire rangés dans les coffres du tablinium, précieusement gardés. C’étaient de riches artefacts brodés de soieries, dont on ne faisait usage qu’en présence des maîtres, et surtout lorsqu’ils recevaient des invités, en certaines occasions. En l’occurrence, le Dominus et son épouse avaient décidé de venir fêter le début des vendanges dans la villa, et avaient invité les plus proches de leurs connaissances parmi les grandes familles romaines, à les rejoindre.

            Romilia suivit Tacita dans la salle de banquet, haute et austère, dépourvue de ses ornements, que l’on ne tarderait pas à mettre en place pour le soir. Depuis le matin, la villa était en ébullition ; les Vendemia ne seraient célébrées que le lendemain, mais dès ce jour l’on s’affairait, avec un mélange d’excitation et d’angoisse, à l’idée que l’on puisse oublier quelque détail et mécontenter les maîtres.

La salle, de forme carrée et flanquée de trois absides sur les côtés, était précédée d’un étroit couloir, dans lequel on parvenait par deux entrées latérales, ainsi qu’une entrée solennisée par une marche depuis le péristyle. Romilia n’eut pas le temps de déposer le panier, avant que des esclaves ne viennent piocher parmi les tissus qu’il contenait ; ils s’attelaient déjà à leur accrochage. Les rideaux servaient parfois de séparation entre les différentes pièces, mais comme le climat était chaud, et que la pièce donnait sur le péristyle fleuri, on laisserait l’entrée principale ouverte. Cependant, on accrocherait tout de même les rideaux, de part et d’autre de l’ouverture, pour la rendre plus formelle. Quant aux entrées latérales, elles servaient au passage des esclaves pour la gestion des repas et resteraient donc dégagées d’obstacles.

Tacita attrapa également quelques tissus pour les accrocher sur les murs des absides. La partie basse était plaquée de marbres colorés, mais la partie supérieure était simplement recouverte d’un enduit monochrome, et les tentures égaieraient la pièce. Le panier était désormais vide, et Romilia observait, impressionnée, les dessins brodés qui se formaient lorsqu’on assemblait les morceaux ; des figures de divinités qui s’enlaçaient ou au contraire se querellaient, se succédaient sur les murs.

 

- Pousse-toi de là ! grogna une voix grave dans son dos.

 

Romilia s’empressa de se mettre sur le côté de l’embrasure, tandis que plusieurs hommes entraient, portant de lourdes banquettes de bois plaquées de reliefs métalliques dorés, passaient et les plaçaient dans les absides, là où le décor de mosaïque était le plus modeste, en forme de demi-lune.

 

- Romilia, tu as quelque chose à faire, n’est-ce pas ? déclara Tacita d’un ton pincé, alors qu’elle faisait réarranger quelques rideaux par une de ses subordonnées.

 

La jeune fille acquiesça prestement avant de disparaître en direction des cuisines. En vérité, elle ne savait trop que faire désormais. Il y avait tant d’endroits où elle pourrait se rendre utile ; mais elle était prise dans l’effervescence et en l’absence d’ordres directs, avait beaucoup de mal à improviser.

 

* * *

 

            Silvia soupira lorsqu’à la sortie des cuisines, elle buta devant une troupe d’hommes portant de lourds meubles de bois, qu’ils déplaçaient vraisemblablement pour préparer le festin du soir. Ils tâchaient de se faire discrets, car les invités des maîtres de la maison étaient déjà arrivés, et qu’une villa de campagne se devait d’être un lieu de villégiature paisible. Cependant l’un d’entre eux ne cessait de grogner à voix basse sur ses collègues, jetant des regards lourds de reproches à son voisin immédiat. La jeune esclave romaine ne comprenait pas tout ce que ses semblables disaient. La langue ici était parfois altérée par des expressions et déformations du vocabulaire purement locales. Une part des conversations qu’elle entendait lui restait parfois obscure. Cependant il lui semblait que l’un des hommes avait lâché le meuble avant que le chef du convoi n’en donne l’ordre, écrasant au passage le pied du râleur.

 

            Elle tenait dans ses bras un empilement de deux coupes de fruits de saison, qu’elle devait apporter dans le jardin au centre du péristyle, où les invités étaient conviés à se rafraîchir, au bord du nymphée. Voyant que les hommes et leur chargement n’avançaient que peu, elle fit demi-tour pour emprunter un autre chemin, plus long en théorie, mais qu’elle parcourrait probablement plus rapidement. Ce faisant, elle passa dans le couloir qui menait aux diverses chambres d’hôtes du nord, toutes alignées et tournées vers l’est pour profiter du soleil du matin. Ici aussi, l’on s’affairait, l’on déplaçait des meubles dans les vestibules, et déjà l’on amenait les coffres remplis de vêtements que les invités avaient amenés pour leur séjour. Une partie d’entre eux était supposée rester jusqu’au commencement de l’hiver.

            La jeune esclave bouclée, serrant la mâchoire, très concentrée, se faufila dans cette enfilade de pièces, sans faire trembler les coupes de victuailles en verre qu’elle transportait. Elle parvint enfin à rejoindre de nouveau le péristyle, à l’opposée des cuisines, et aperçut de l’autre côté les hommes qui peinaient toujours à transporter leurs banquettes de bois.

 

            Le soleil avait chauffé les pierres qui bordaient le jardin, et elle sentit leur chaleur irradier ses pieds au travers de ses sandales, lorsqu’elle s’y engagea. Bien que le jardin compte quelques arbres, les rayons du soleil de midi tombaient droit et avaient asséché l’herbe. Du côté de l’entrée, face à la cour, le jardin était interrompu par un nymphée. De part et d’autre d’un mur, plaqué de marbres gris, de l’eau jaillissait de bouches de fontaines, au pied de trois statues placées dans des niches, et s’écoulait dans un petit bassin où nageaient quelques poissons.

La jeune Flavia était assise sur la marche au pied du nymphée, et contait une légende à un enfant âgé d’une demi-douzaine d’années, et qui l’écoutait d’un air absorbé. Le plus jeune fils des Vilerii, Lucius, était arrivé en fin de matinée en compagnie de ses deux grands frères, qui n’avaient pas tardé à partir à la conquête des vignes et vergés de la propriété. Abandonné dans la villa, il avait trouvé refuge dans les bras de la jeune fille blonde, qui pour une fois se consacrait à des occupations naïves et dépourvues de mauvaises intentions.

Devant le nymphée, à l’ombre des lauriers, l’on avait fait placer deux guéridons en métal, dont les pieds fins étaient recourbés en pattes de lions. Silvia s’approcha tranquillement pour y déposer les deux coupes de fruit, mais le choc du verre sur le métal laissa échapper un tintement sourd qui fit sursauter les deux aristocrates. Le petit garçon sourit à Silvia, qui lui répondit poliment, avant de s’éclipser. Elle entendit dans son dos les deux jeunes gens entamer un combat sans pitié, s’éclaboussant de l’eau du bassin. Elle pria mentalement pour que le chahut ne provoque pas la chute des guéridons, sans quoi ce seraient bien entendus les esclaves qui en feraient les frais sur tous les plans.

 

Elle tourna à l’angle du péristyle, se dirigeant vers les cuisines, et tomba nez à nez avec Romilia. La jeune blonde détourna les yeux et s’engagea avant elle dans la pièce.

 

            - Silvia ! entendit alors l’esclave romaine dans son dos.

 

            Kaeso se tenait derrière elle, droit et distingué, dans sa tenue de ministrus. Romilia, qui s’était arrêtée au milieu de son mouvement, reprit rapidement ses affaires, fuyant à la fois Silvia et le regard sévère du ministrus, elle qui ne pensait pas s’être illustrée par une efficacité démonstrative ces derniers temps.

            L’esclave brune resta, seule, et eut la présence d’esprit de se tenir droite et fière elle aussi, n’ayant rien à se reprocher. Elle était cependant perplexe, car il était rare que le ministrus s’adresse directement à une ancilla venue d’une autre domus. Tacita était responsable d’elle, et n’avait pas failli à sa tâche jusqu’ici.

 

            - Silvia, la Domina te fait demander. Elle t’attend dans sa chambre. Dépêche-toi de t’y rendre. Et… Silvia ! reprit-il alors que cette dernière s’apprêtait déjà à rejoindre l’escalier qui menait à l’étage supérieur. Vous seriez bien aimable de garder un œil sur Romilia. La jeune fille est épuisée, et j’ai eu le sentiment qu’elle vous avait pris en affection. Me suis-je trompé ?

 

            Silvia resta bouche bée et muette, face au sourcil interrogateur du ministrus. Que cette jeune insolente se soit prise d’affection pour elle lui semblait bien invraisemblable. D’une part, parce que personne ne s’était jamais pris d’affection pour elle. Il y avait certainement une raison à cela : elle ne témoignait elle-même d’affection à personne. D’autre part, Romilia était aussi indifférente à elle qu’elle l’était de son côté. Elles s’évitaient mutuellement et ne s’adressaient nullement la parole. Certes, Romilia avait cessé de l’accabler d’accusations sordides et de remarques concernant les mœurs romaines, contrairement à ses collègues, depuis le service qu’elle lui avait rendu le premier soir. Mais de là à évoquer une affection quelconque, il y avait un monde.

 

            - Je compte sur vous, conclut le ministrus avec un sourire entendu, en s’engageant d’un bon bas dans le couloir qui menait au triconque où l’on préparait toujours le décor du banquet.

 

            Silvia haussa les épaules, et se rappelant que la Domina Hortensia la demandait, s’orienta vers l’escalier pour l’étage, qu’elle grimpa quatre à quatre avant de parcourir le couloir rapidement. Elle était essoufflée, comme souvent ces derniers temps – le climat ici n’était vraiment pas adapté au travail. Il lui rappelait son enfance, mais à cette époque-là, jamais elle n’avait monté les escaliers quatre à quatre ou s’était épuisée à la tâche. La vie de princesse qu’elle avait menée était bien différente.

            Elle s’arrêta brièvement avant de pénétrer dans la chambre. Elle tâcha d’arranger son cucullus et sa coiffure, et de présenter un visage neutre devant la Domina. Puis elle entra, discrète mais solide, et se trouva derrière la Domina assise à sa table de coiffure.

 

            - Ah, Silvia, te voilà enfin, déclara la Domina en se retournant sur sa chaise.

 

            Silvia se courba légèrement, indiquant qu’elle se mettait à son service, sans relever le léger reproche dans la remarque que la femme avait faite. Elle avait fait au plus vite, dès que le ministrus l’avait avertie, et n’avait rien à se reprocher. En conséquence, elle servait, assidument, sans questionner. C’était ce qui faisait d’elle une ancilla irréprochable. Elle avait sa fierté, c’était certain. Mais elle était suffisamment sûre de savoir ce qu’elle faisait au quotidien pour ne pas s’alarmer de ce type de remarque, qu’une jeune fille telle que Lupa, à la domus, aurait prise tellement à cœur qu’elle se serait effondrée.

 

            - Je voulais te demander un service. A vrai dire, plusieurs, enchaîna la Domina sans sourciller, habituée à pouvoir compter sur son esclave et son infaillibilité face à ses exigences.

 

            La jeune esclave resta silencieuse, attentive, signalant qu’elle était prête à recevoir les ordres. Mais rien ne servait de parler, et elle savait que la Domina n’avait aucun souci de la discussion avec ses esclaves ; seulement de l’action.

 

            - J’aimerais que tu partgaes ton temps entre mon service et celui de Rosa Vileria. Elle et ses trois plus jeunes enfants seront rejoints par leurs esclaves d’ici la semaine prochaine, mais durant ce temps tu prendras soin d’eux.

 

            Silvia acquiesça, se demandant cependant comment elle allait pouvoir assumer cette tâche double – certes, Tacita serait forcée de lui confier moins de tâches ingrates dont elle se passerait volontiers, mais son emploi du temps allait s’en retrouver bien plus chargé. Rosa Vileria était accompagnée de trois enfants, ce qui exigeait un travail important.

 

            - Et j’aimerais que tu prennes avec toi l’une des esclaves de la maison, ajouta la Domina, répondant à ses interrogations. A vous deux, vous parviendrez sans aucun mal à subvenir aux besoins de chacun pendant une petite semaine.

 

            Silvia ouvrit la bouche, s’apprêtant à répondre, mais se ravisa. Pour une fois dans sa vie, elle ne savait réellement s’il fallait qu’elle réponde, et ce qu’elle devait dire le cas échéant. La situation était nouvelle et, peut-être était-ce le fait de la chaleur, de sa fatigue, ou tout simplement du fait qu’elle connaissait mal la villa, mais elle ne savait trop que faire. Elle inclina la tête et tourna les talons, se disant qu’après tout, en tant qu’ancilla, elle n’avait pas à tout faire toute seule. Elle pourrait tout à fait demander conseil à Kaeso ou à Tacita.

 

            - A vrai dire… entendit-elle parler la Domina qui s’était de nouveau tournée vers sa table, où elle ouvrait un coffret d’ivoire peint dans lequel se trouvaient ses bijoux. A vrai dire, il se pourrait que nous ayons prochainement besoin d’une nouvelle ancilla à Rome. Choisis-la bien, et forme-la, il y a de fortes chances que nous la ramenions avec nous.

 

Elle laissa retomber le couvercle du coffret, qui produisit un petit claquement.

 

            - Bien, madame, affirma Silvia en sortant à reculons dans le couloir.

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9 juillet 2014

Chapitre XX : La cruche

 

 

 

Silvia se réveilla en sursaut. Elle était persuadée d’avoir senti quelque chose tomber sur son front – ou peut-être l’avait-elle rêvé ? Elle passa un pouce explorateur sur son visage : il était mouillé. C’était donc de l’eau, qu’elle avait sentie. Mais d’où provenait-elle ? Elle se redressa sur sa couchette, avec quelques difficultés. Elle avait eu un mal fou à rester éveiller toute la soirée, et l’heure du coucher avait été un réel soulagement, ce qui était rare – elle avait ordinairement plutôt du mal à s’endormir, et passait parfois plusieurs heures les yeux grands ouverts dans le noir, à la domus
A côté d’elle, la natte où s’était couchée l’esclave que l’on nommait, d’après ce qu’elle avait compris, Romilia, était déserte et une couverture grisâtre était roulée en boule à son pied. Quelques gouttes tombées au sol brillaient faiblement à la lueur de la lune qui projetait ses rayons par la fenêtre ouverte qui perçait le mur en hauteur ; Silvia eut un frisson et s’enveloppa dans sa couverture. Elle pouvait suivre à la trace celle qui avait fuit sa natte : les gouttes parsemaient le sol et disparaissaient dans le corridor de service. Etonnée, la jeune femme se redressa, posant ses pieds nus sur le sol frais de la nuit. Il n’était sans doute pas plus de deux heures du petit matin, mais malgré sa fatigue elle était curieuse. 

Elle suivit les petites taches liquides qui la menèrent le long du corridor et traversaient la cuisine. A la villa, les esclaves dormaient au rez-de-chaussée et non pas au sous-sol – la distinction des espaces était beaucoup moins nette qu’à la domus. Les traces se poursuivaient dans les cuisines et disparaissaient après avoir passé le portique, à l’orée du jardin dont on se servait essentiellement pour le service, mais qui était plus naturel et mieux entretenu qu’à Rome, et surtout bien plus vaste. On y passait beaucoup plus de temps – c’était l’endroit des latrines des esclaves, notamment. 

Romilia était assise sous un buisson du jardin, tenant entre ses mains une petite cruche de terre grossière, qu’elle soutenait par le dessous, mais dont s’écoulait l’eau à petites gouttes, créant une flaque devant elle dans l’herbe sauvage qui poussait au pied de l’arbuste. La jeune esclave, qui n’était pas âgée de plus de treize ou quatorze ans, pleurait toutes les larmes de son corps et semblait même plutôt paniquée – c’était d’autant plus étonnant qu’au cours de la soirée, elle avait semblé très vive et sûre d’elle : elle avait elle-même envoyé les remarques les plus acérées qui avaient fait serrer les dents à Silvia, pourtant adepte de ce genre de rixes, comprenant vite le jeu auquel on s’adonnait dans ce genre de confrontations. 

- Va-t-en ! lança-t-elle en voyant Silvia s’approcher. 

Silvia hésita, se demandant s’il ne valait pas mieux, effectivement, pour l’une comme pour l’autre, qu’elle retourne se coucher, chose dont elle avait de toute manière très envie puisqu’elle tenait à peine sur ses jambes courbaturées, feignant n’avoir rien vu. Mais une inspection plus détaillée du visage de la jeune fille lui fit renoncer à cette idée. 
Son visage rond était encadré de fins cheveux blonds légèrement ondulés, qui s’étaient enroulés en mèches désordonnées, formant un épis sur son oreille droite, et collées par les pleurs, la sueur et ses mains qu’elle entortillait dans ses boucles, paniquée. Ses yeux verts en amandes, étaient soulignés par des cernes si noires qu’elles mangeaient la moitié de son visage d’enfant. Sa bouche était sèche et tordue dans une souffrance indubitable. Elle ne cessait de renifler et de s’essuyer le visage et le nez du revers de sa manche, passant des doigts nerveux dans ses cheveux et se tenant le bas-ventre de l’autre main, crispée. Elle avait posé la cruche percée sur le sol, qui avait fini de déverser son contenu. 

Silvia s’approcha, faisant fi du ton agressif de la jeune fille et du fait qu’elle n’avait pas été auprès d’elle d’un grand soutien dans la soirée. Parfois, même les cœurs les plus durs se laissaient attendrir – c’était ce qui rendait leur cruauté plus grande encore lorsqu’ils s’y refusaient. Elle ramassa la cruche cassée et alla l’enfouir au fond du rebut empli de déchets divers, afin qu’elle ne soit plus visible et que l’esclave ne soit pas punie pour son méfait ; se lever en pleine nuit était déjà suspect, mieux valait-il éviter que l’on sache qu’elle avait abîmé du matériel. Puis elle dirigea ses pas vers la cuisine, le plus silencieusement possible, où elle dénicha une autre cruche qu’elle remplit d’eau ; elle était malheureusement très fraîche, mais elle ne pouvait pas se permettre de la faire chauffer, pas maintenant.
Elle retourna ensuite à pas de loup dans la pièce où le sifflement des respirations des esclaves endormis emplissait le silence, tremblant à l’idée de réveiller qui que ce soit – réveiller une femme n’aurait pas été un problème, mais le risque était grand de réveiller les hommes qui ne dormaient pas loin, et l’affaire aurait alors été délicate. Elle trouva quelques vêtements de rechange dont elle avait besoin dans un coffre, et repassa dans la cuisine chercher la cruche qu’elle avait laissée sur la table.

Dehors, la jeune Romilia était restée prostrée sur elle-même, couchée en chien de fusil, les bras croisés sur son bas ventre. 

- Nettoie-toi avec cette eau, ordonna Silvia en déposa devant elle la cruche. J’ai ce qu’il faut pour te changer.

La jeune fille hésita, levant vers elle ses yeux humides et incertains. Silvia tint son regard, le plus dénué de toute animosité qu’elle n’eut jamais offert, et la jeune fille obtempéra, se redressant sur ses deux jambes grêles et pâles dans la nuit, révélant une tache de sang qui souillait le bas de son vêtement, et un sillon rouge mêlé d’eau qui coulait le long de sa jambe.

- Et après ? demanda-t-elle d’un ton buté, en se frottant néanmoins avec l’eau et la serviette que Silvia lui avait amenées. Ça coule quand même. Et… et j’ai mal, finit-elle en baissant les yeux, honteuse.

Silvia soupira. A Rome, on n’attendait pas des esclaves qu’elles aient leurs menstruations – c’était un événement gênant, qui amoindrissait leur efficacité au travail, et puis leur fonction première n’était pas, contrairement aux femmes aristocrates, d’enfanter. Les cas comme celui de Clodia étaient rares. En somme, les règles pour une esclave étaient un épisode désagréable qui revenait régulièrement, avec lequel on tâchait de se débrouiller le plus dignement, le cachant aux autres, et tout particulièrement aux hommes et à ses maîtres. Les esclaves romaines étaient honteuses de leurs règles, et se maudissaient lorsqu’elles arrivaient. Cette nuit-là serait pour Romilia l’une des plus douloureuses de sa vie : ce serait un de ses pires souvenirs. 
Elle n’avait pas elle-même connu ça. Quand elle avait eu ses premières règles, elle était encore dans les contrées lointaines d’Asie Mineure. Entourée de ses propres dames de compagnie, de sa mère et de sa sœur, l’épisode avait été suivi d’une célébration en grandes pompes – un mode de vie qui lui paraissait très lointain désormais ; c’était un passé duquel elle ne s’était jamais vraiment détachée, elle le savait, et c’était pourquoi elle ne parvenait pas à être une esclave ordinaire et à trouver sa place auprès des autres. Elle y pensait avec beaucoup de tendresse, et beaucoup de rancœur. Et elle déplorait le fait que des jeunes filles comme Romilia n’aient pas le droit de vivre cela aussi, de comprendre que la nature des femmes ne devait pas être encombrante ni même honteuse – qu’elles n’étaient pas que des objets à la fonctionnalité variable selon les jours du mois. 
Elle esquissa un faible sourire, incapable d’une empathie plus personnelle, et n’ayant d’ailleurs aucunement l’intention d’offrir à Romilia quelque amitié que ce soit au-delà de cette aide ponctuelle, et se pencha vers la jeune femme qui frottait ses cuisses, lui tendant un linge épais et grossier.

- Tu te protèges avec ça, expliqua-t-elle à la jeune femme qui regardait le vêtement d’un air dubitatif ; il faut en changer régulièrement. On les nettoie la nuit, quand personne ne les voit – et dans la journée tu les mets à tremper dans un pot à l’abri des regards, tu n’auras qu’à demander à Tacita où il se trouve, toutes les femmes l’utilisent. 

La jeune fille acquiesça, signifiant par là qu’elle avait bien compris, et se rhabilla avec le linge apporté par Silvia, silencieuse et sombre. Elle était épuisée, éprouvée, et n’avait pas envie de remercier l’esclave étrangère à la maison qui avait eu la mauvaise idée de la tirer de ses ennuis. Elle n’avait pas envie de lui devoir quelque chose, elle n’avait pas envie que cette nuit se soit vraiment passée. Elle n’avait pas envie que tout cela soit réel. Elle cligna ses yeux fatigués plusieurs fois, observant le désordre autour d’elles : les vêtements tachés, la cruche posée par terre sur le sol inondé et ses pieds nus qui s’enfonçaient dans l’herbe boueuse. 

- Va te coucher, je rangerai ça, affirma alors l’esclave bouclée en se baissant pour ramasser ce qui gisait au sol. 

Romilia ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma, ne sachant quoi dire. Elle ne savait pas non plus quoi faire. Convenait-il de simplement partir, ou de faire mine de l’aider ? Fallait-il qu’elle la remercie ? Faudrait-il, le lendemain, qu’elle affronte son regard – n’essaierait-elle pas de lui reparler ? - ce que Romilia ne souhaitait absolument pas. Il valait peut-être mieux le lui signifier dès maintenant : elle ne voulait aucun contact entre elles, aucun échange de paroles creuses car aucune d’elles deux n’en avait envie. Elle inspira profondément pour se donner du courage.

- J’ai encore mal ! lâcha-t-elle finalement avec une hargne imprévisible qui l’étonna elle-même.

Silvia se redressa et la dévisagea d’un air indéchiffrable, le visage à moitié plongé dans la pénombre. 

- Il existe des herbes, pour apaiser les douleurs, dit-elle simplement. Tu demanderas à Tacita, ça aussi. Je n’habite pas là, se justifia-t-elle sur le même ton désagréable que la jeune femme avait employé, agacée par son ingratitude.

Elle n’attendait d’elle aucune affection, mais un simple remerciement plutôt que des paroles désagréables auraient fait l’affaire. Elle avait le sentiment d’en avoir fait assez – et même, bien trop. Elle tourna les talons, s’empressant de remettre en ordre les objets qu’elles avaient déplacés, tandis que la jeune fille retournait se coucher, les mains encore crispées sur son ventre. 
Lorsque Silvia retourna s’allonger sur sa natte, fourbue et définitivement épuisée par cette journée et cette nuit atypiques, elle entendit la jeune blonde se tourner et se retourner dans ses couvertures ; son souffle irrégulier prouvait qu’elle ne dormait pas. Silvia lui jeta un dernier coup d’œil compatissant, un sourire si coûteux qu’il devait paraître une grimace, et lui tourna le dos pour plonger paisiblement dans un sommeil profond. 

* * *




- Non ! Pas ici, ordonna fermement Tacita tandis que Silvia reprenait son panier d’osier qu’elle avait fait mine de déposer.

La journée était passée à une vitesse folle, et la jeune esclave se sentait malade et épuisée. Le panier qu’elle portait à bout de bras lui paraissait peser plus lourd qu’une enclume, et elle sentait les bords tressés qui reposaient contre sa hanche pénétrer ses chairs. Elle avait fait mine de poser le panier une seconde pour se reposer, au pied d’une statue en marbre, dans une niche qui ornait un côté du péristyle. Tacita, la plus vieilleancilla, celle qui dirigeait en quelque sorte les esclaves, avait un regard très sévère qui dissuada Silvia de recommencer. Elle ne prendrait pas de pause. En vérité, les esclaves n’avaient pas à prendre de pause, à moins que l’un de leurs maîtres ne leur en donne l’ordre. C’était une manière de voir les choses d’autant plus ancrée dans la pratique dans les villae. Comme les maîtres n’étaient pas toujours présents et que les tâches étaient nombreuses, tout comme les esclaves, chacun s’affairait sans cesse et devait travailler dur sans attendre qu’on lui donne sans arrêt des ordres ou des indications. Silvia était habituée à travailler dans une domus, où les tâches qu’elle devait accomplir étaient moins nombreuses et nécessitaient moins de déplacements. 

Elle cala le panier entre le mur et sa hanche, qu’elle suréleva légèrement pour que le panier tienne en équilibre, et essuya son front luisant de sueur avec son bras libéré. Puis elle reprit le panier à deux mains, tentant de l’élever le plus haut qu’elle pouvait, car il butait à chaque pas contre ses cuisses meurtries, et le bourrelet du panier lui entaillait le ventre. Elle reprit sa marche forcée pour aller l’étendre. Contrairement à la domus, la villa était très étendue, et la tâche quasiment quotidienne du linge y était une torture ; le lavoir était à l’opposé du petit jardin où l’on étendait les vêtements et les draps pour les y faire sécher. 
Le soleil était haut dans le ciel et tapait avec une force insoupçonnable sur les pierres de la villa, qui chauffait tel un four. Silvia avala sa salive, la bouche sèche. Elle avait bien trop peu dormi, à cause de Romilia – elle ne lui en voulait pas vraiment, car ce n’était pas la faute de la jeune fille, mais en venait presque à regretter ses actes de bonté de la nuit. Après tout, rien ne l’avait obligée à faire ce qu’elle avait fait, et elle aurait tout à fait pu laisser la jeune fille se débrouiller sans son aide, car ce qu’elle avait fait ne relevait pas de ses fonctions. De plus, la jeune Romilia, si elle avait semblée fatiguée ce matin, n’avait fait preuve d’aucune gratitude. Elle n’avait même pas adressé la parole à Silvia – et c’était peut-être mieux que des insultes, toutefois – mais lui avait dirigé un regard noir et meurtri à la fois lors de leur toilette matinale. 
La jeune esclave bouclée, perdue dans ses pensées, trébucha contre la petite marche qui séparait le péristyle de la cour, au-delà de laquelle se trouvait le petit jardin ombragé entre les pommiers. La cour, pavée de grandes dalles de pierre, n’était nullement ombragée, et Silvia sentait les rayons du soleil déssécher sa peau, qu’elle ne pouvait protéger, portant toujours à bout de bras son panier. Elle haletait, éreintée, songeant qu’il lui resterait encore à étendre le linge, puis à le plier et le ramener lorsqu’il aurait séché. Sans compter l’aide qu’elle devrait apporter aux cuisines dans l’après-midi, et les services qu’elle devrait rendre à la Domina Hortensia qui s’installait dans la villa et continuait d’accabler tous les esclaves de nouveaux préparatifs pour les fêtes.

Parvenant enfin à l’ombrage des arbres, elle laissa piteusement tomber le panier sur le sol. L’esclave qui la suivait l’évita en pinçant les lèvres, et lui jeta un bref regard méprisant, avant de déposer dignement son panier au pied de l’arbre qui soutenait le fil. 

- Il paraîtrait qu’à Rome, la vie est nettement moins bien organisée que chez nous, sussura-t-elle en observant du coin de l’œil Silvia qui étirait ses bras, épongeait la sueur dans son cou et qui s’appuya ensuite contre le tronc d’un arbre pour reprendre son souffle.

La jeune esclave ne daigna pas répondre. Elle tirait elle-même une fierté particulière de son statut d’ancilla personnelle de la Domina Aquiliana. Elle savait que la vie à Rome était bien différente de celle que les autres menaient à la campagne, mais au contraire elle la trouvait distinguée et raffinée, tandis que ces esclaves étaient rustres et mal éduqués. De plus, ayant connu la richesse et l’activité incessante des plus belles villes par le passé, elle s’estimait heureuse d’habiter désormais la capitale de l’Empire, et non pas une province abandonnée, exploitée par de riches propriétaires qui n’y vivaient même pas. 

- On dit même que ceux qui y vivent sont étrangement atteints de maux vicieux. On parle d’hérésies… poursuivit l’esclave qui s’affairait à étendre des draps au soleil.

Silvia l’inspecta des pieds à la tête avant de répondre. C’était une esclave d’une trentaine d’années, aux cheveux blonds grisonnants, plutôt menue et dont la peau des bras se fripait tant elle avait cuit au soleil au fil des années. Elle se tourna vers elle, les lèvres retroussées, l’air satisfaite d’elle-même, persuadée d’avoir mouché la nouvelle venue, qui n’avait pas la fermeté des gens qui travaillaient à la campagne. En vérité, Silvia jaugeait les forces de la femme, son état physique, ses poches sous les yeux, et son ignorance. Elle n’avait rien à répondre à cette pauvre femme qui ne savait rien ni de la vie à Rome, ni de la vie de Silvia. 

- C’est tout de même d’une barbarie vulgaire, ajouta l’esclave blonde, les poings sur les hanches, fixant la romaine qui, ayant récupéré, se penchait pour récupérer le linge de la Domina dans son panier. Des cultes venus d’Orient ! s’exclama-t-elle en levant les bras au ciel. A-t-on jamais ramené quoi que ce soit d’Orient qui fut bon ?!

Silvia se figea. Cette femme ne pouvait pourtant rien savoir d’elle. Elle ignorait probablement tout de ses origines. A moins qu’elle ne l’ait déduit de son physique. Mais de nombreux esclaves présentaient les mêmes caractéristiques physiques des orientaux, et pourtant n’avaient que peu de souvenirs de leurs terres, de leur culture. Ce n’était pas le cas de Silvia. Elle s’en souvenait extrêmement bien. Elle se souvenait du jour où elle avait été enlevée à son foyer natal. Elle se souvenait précisément de chaque détail, de la couleur du ciel lorsque les soldats romains l’avaient projetée au sol, et que son crâne avait frappé le marbre dans un son mat. Elle se souvenait du goût âcre et sél dans sa bouche quand elle s’était réveillée. Elle revoyait la main de sa servante serrée sur le manche du miroir qui s’était brisé lorsqu’elle avait tenté d’assommer un soldat avec. Une main blanche comme neige au milieu d’une mare de sang rouge. 
Mais cette esclave ne pouvait pas savoir. Elle ne pouvait pas savoir combien ces mots, d’une banalité affligeante, s’inscrivaient au fond d’elle et la blessaient. Ils remuaient une meurtrissure profonde, qu’elle n’avait jamais oubliée ; mais jamais révélée. 

8 juillet 2014

Chapitre XIX : Villa Aquiliana

 

Silvia laissait pendre son bras dehors, rebondissant à intervalles réguliers contre la planche de bois ; elle se sentait malade, malmenée, ballotée et ballonnée. La litière tressautait et rebondissait, chahutée par la rugosité des sols. Elle n’en pouvait plus d’être ainsi transportée : elle n’avait jamais aimé voyager en litière, et fort heureusement on le lui demandait assez peu souvent sur d’aussi longues distances. Mais la Domina Hortensia avait tenu à ce que son ancilla la suive jusqu’à la villa rurale, pour célébrer les Vendemia. Il était hors de question qu’elle se sépare de son esclave la plus proche, sans quoi il aurait fallu qu’une esclave de second rang, une campagnarde rustre aux gros doigts boudinés et égratignés coiffe sa chevelure et lui passe ses pommades. Silvia ne savait réellement si elle devait s’estimer chanceuse ou malheureuse, du fait que la Domina lui témoigne un tel attachement. C’était en bien des manières la preuve de ses qualités incommensurables – on n’avait certainement pas demandé à la naïve Aemilia de venir, elle qui n’était nullement indispensable – mais elle reconnaissait ici aussi, avec beaucoup de lucidité, les relents de mépris que les maîtres entretenaient naturellement à l’égard de leurs esclaves. Et s’il y avait bien une chose qui l’horripilait, c’était que l’on fasse ainsi preuve d’orgueil et que l’on néglige les talents des esclaves. Elle-même était fière de ses qualités et était persuadée de valoir autant, si ce n’était plus, que bien des aristocrates. Si on lui donnait la chance d’en faire la preuve…

- J’aimerais avoir à boire, entendit-elle alors qu’elle s’égarait dans le paysage alentours, soupirant, se résignant à devoir subir ce transport pendant les heures que durerait encore ce voyage.

La Domina avait prononcé ces quelques mots sans tourner la tête ni même manifester aucune présence physique – elle ne les avait adressés à personne mais elle savait qu’elle serait entendue et obéie. Silvia extirpa de son emplacement une petite gourde en verre bleuâtre, un objet épais dont la paroi dure était peuplée de bulles grosses comme des pois, et de décors de baguettes de couleur foncée que l’on avait intégrées dans le corps même, translucide et lisse. Elle la déboucha et la tendit à sa maîtresse qui attendait, sèche et pincée, quoique souriante puisque l’esclave s’était prestement exécutée. La Domina Hortensia éprouvait un plaisir particulier à donner des ordres et à les voir réalisés – sans doute était-ce dû au fait que sa propre fille Flavia mette bien plus de réticences à les écouter. La maîtresse rendit la gourde à Silvia qui la rangea en ayant bien pris soin de receler l’eau sans risque d’accident : l’eau dont on disposait pour le voyage était limitée en quantité et, même s’il était facile pour une aristocrate de s’arrêter quelque part et d’exiger qu’on lui en fournisse, il valait mieux éviter toute pénurie.

- Quand cela finira-il ? geignit la Domina en face d’elle, à l’adresse sans doute des chefs de convoi qui marchaient à côté des ânes et des chevaux et les guidaient sur le chemin jusqu’à la villa de campagne Aquiliana. 

Silvia tendit l’oreille, curieuse de le savoir également, se tenait les entrailles de ses deux mains – elle finirait par être réellement malade, et cela serait terriblement gênant vis-à-vis de sa maîtresse avec qui elle partageait la litière. 

- Dans moins d’une heure, m’dame, répondit l’homme frustre qui avançait d’un bon pas devant et que Silvia ne voyait pas puisqu’elle lui tournait le dos, elle qui était assise dans le sens inverse de la marche – inconfort destiné aux esclaves de compagnie, qui lui était coutumier. C’que vous voyez là-bas, c’sont les pales du moulin d’votre domaine en haut d’la colline. Derrière y faudra redescendre dans l’vallon, et c’est là qu’y aura la villa, celle-là toute belle qu’est la vôtre, tout du moins, parc’ que c’est que celle des Vilerii elle est encore plus loin!

Silvia hésita à se pencher pour voir elle-même le moulin dont on parlait, mais elle avait peur de faire basculer la litière et n’avait pas la force physique de le faire, elle qui était déjà affalée et transpirante en position semi-allongée. La Domina la fixait d’un air curieux.

- Tu n’as pas l’air de te sentir très bien, Silvia, observa-t-elle en plissant le front.

La jeune femme se redressa légèrement, gênée d’ainsi inquiéter sa maîtresse, qui n’avait pas pour habitude de témoigner d’une attention et compassion particulière envers ses esclaves – un esclave malade était un mauvais esclave, c’était une des premières choses qu’on lui avait enseignée lorsqu’elle était arrivée à Rome. 

- Je vais bien, madame ne devrait pas s’inquiéter, dit-elle en se laissant cependant retomber sur le montant de bois de la litière, à bout de forces. C’est ce voyage qui me met mal, tout ira bien dès que nous serons arrivées.

La Domina hocha la tête, compréhensive, et se pencha en avant pour atteindre le panier glissé dans une encoche au sol, où Silvia rangeait les quelques affaires dont on avait besoin pour le voyage.

- Oh ! Je vous en supplie, n’en faites rien ! s’exclama la jeune esclave en appuyant sur le couvercle du panier pour l’empêcher de l’ouvrir. Ce n’est pas à vous de vous servir, laissez-moi le faire !

- Enfin, Silvia, laisse-moi donc, je ne suis pas une enfant je peux me débrouiller, répliqua la Domina sur un ton ferme qui ne laissait aucun choix à Silvia – c’était davantage un ordre qu’une supplication, et elle se devait d’obéir, ce qu’elle fit en pinçant les lèvres et fermant les yeux pour garder son calme.

Silvia était une esclave d’une rigueur fascinante – c’était la raison pour laquelle la Domina l’appréciait autant. Et elle savait que c’était pour elle douloureux que de se voir échouer dans une tâche ; en l’occurrence voir sa maîtresse se servir seule, alors qu’elle avait emmené avec elle une esclave dont c’était précisément le rôle. Mais parfois, il fallait bien qu’elle comprenne qu’elle avait le droit à un peu de repos. La Domina n’était pas une personne très concernée par les revendications des esclaves, qui, surtout à la campagne, réclamaient confort, repos, respect, mais elle savait prendre soin de ses possessions, et user un esclave à la tâche lorsqu’il était malade n’était pas plus conseillé que de faire avancer une charrette dont les roues étaient déboulonnées – c’était une simple logique technique qui conduisait son raisonnement. 

- Bois, conseilla-t-elle en lui tendant la gourde de verre.

Silvia hésita avant de saisir l’objet entre ses mains, mais céda devant l’insistance de la Domina. Celle-ci la regardait, souriante, attendant qu’elle s’exécute. Mais comment une esclave pouvait-elle boire dans un objet d’une telle qualité ? C’était la gourde de la Domina, et il était hors de question que Silvia boive dedans.

- Oh ! Cela suffit, Silvia, ce n’est pas le moment de faire des manières ! lâcha finalement Hortensia exaspérée, secouant la tête.

Silvia, le front plissé, ses yeux verts agrandis par l’étonnement, déstabilisée, elle qui concevait d’ordinaire plus de mépris envers ses maîtres que d’admiration, porta le goulot à ses lèvres, tergiversa un dernier instant, puis but timidement quelques gorgées. La Domina parut satisfaite et se détourna simplement, se plongeant dans une admiration approfondie du paysage, des terres qui lui appartenaient, laissant l’esclave remettre la gourde à sa place. C’était aussi simple que cela. L’esclave perturbée resta muette, n’osant pas remercier sa maîtresse de sa bonté, ayant à l’instant découvert une nouvelle facette de celle qu’elle pensait connaître parfaitement jusque dans ses plus sombres secrets, puisqu’elle était l’ombre qui subsistait à sa vie, toujours présente, sans qui elle n’allait nulle part et ne réalisait que peu de choses. C’était surprenant, et somme toute agréable, de découvrir qu’en fait se trouvait, au-delà d’une femme à la droiture morale qui lui distribuait des ordres sans discontinuer, une femme sensible, du moins si ce n’était à sa personne, à sa santé au long terme. 

Elle sursauta finalement, voyant que l’on passait près du moulin à vent sur le haut de la colline ; elle avait en effet senti que la route grimpait, puisque la litière s’était mise à pencher légèrement, en douceur. Mais elle s’était attendue à ce que la colline soit plus haute. Le moulin était relativement haut, et fait d’un appareillage de pierres claires et grossières, probablement de provenance locale, que l’on n’avait pas pris la peine de tailler avec grand soin. Les pales étaient à l’arrêt, et nulle âme n’était visible – portant le corps même du moulin était accolé à une bâtisse de taille modeste mais qui devait, certainement, accueillir quelques paysans qui cultivaient les terres des Aquilius, des clients du Dominus Valentinus, ou même des esclaves. 
D’après ses souvenirs, qui confirmaient les dires qu’elle avait entendus plus tôt, l’attente ne serait plus longue avant de parvenir à la villa Aquiliana ; d’autant que l’ascension était terminée et que les bêtes seraient sans doute ravies d’amorcer la descente plus reposante. Ce serait un soulagement de descendre de la litière. Cependant l’arrivée même à la villa signifiait pour Silvia beaucoup de fatigue à venir – il lui faudrait installer la Domina, subvenir à tous ses besoins et plus encore. 
Prendre ses marques dans une maison qui n’était habituellement pas la sienne n’était pas aisé, d’autant qu’elle était la seule cette fois-ci à être venue de la domus avec sa maîtresse ; elle détestait l’admettre mais elle appréciait le fait d’avoir, ordinairement, Clodia à ses côtés : sa présence était tellement imposante que les autres la respectaient. Tandis que Silvia, cette fois-ci, passerait pour l’esclave étrangère aux yeux des autres, qui jalouseraient sa place en ville et la place qu’elle leur prenait auprès de la Domina au cours de ce séjour. Elle était, bien évidemment, habituée à la haine qu’elle suscitait chez les autres. Mais à la domus elle était conventionnelle plus que réelle, et quoi qu’on en dise elle s’y sentait chez elle comme les autres ; en somme, tous se sentaient à l’aise. A la villa en revanche, elle n’était pas la bienvenue, et les autres, elle le savait, n’était pas plus heureux en ce lieu qu’elle – la campagne était en fait remplie de ces gens tristes, sans ambition, sans espoir, de compagnie morne. 
Son passage à la villa suburbaine, dans les alentours de la Rome, où elles avaient passé deux jours à peine seulement, le temps de se réorganiser pour prendre la route jusqu’à la province méditerranéenne, n’avait déjà pas été des plus simples. C’était la villa la plus fréquenté par les Aquilius après la grande demeure de Rome ; beaucoup des esclaves s’estimaient là-bas aussi importants que ceux de la villa urbaine. Mais quand les maîtres s’y déplaçaient, ils emmenaient en général avec eux leur cuisinière et les ancillae, ce qui provoquait sur place beaucoup de jalousies, moins prononcées qu’à la campagne puisqu’on y vivait plutôt bien et que les esclaves cohabitaient là-bas une bonne partie de l’année et qu’ils était habitués à se tolérer les uns les autres malgré leurs différences de statut. 

- Tu prendras un peu de repos en arrivant, dit alors la Domina Hortensia, tirant Silvia de ses pensées.

L’esclave nauséeuse resta silencieuse et impassible à ces mots ; ils la révulsaient comme ils la réconfortaient. Elle était réellement touchée par le ménagement que sa maîtresse avait pour elle, mais il était absolument inconcevable qu’en arrivant à la villa Aquiliana, elle aille se reposer – ce serait renoncer à tout respect de la part des esclaves qui y travaillaient, se positionner comme privilégiée et faible d’emblée. Mais la Domina n’avait sans doute aucune conscience des guerres intestines qui ravageaient les rangs des esclaves, ou bien peut-être considérait-elle son ancillacomme étant hors d’atteinte par son statut et sa férocité. 
Elle se força à sourire et sembla acquiescer en fermant les yeux, se laissant aller contre le montant de la litière, tâchant de reprendre les forces qui lui seraient nécessaires dans les heures à venir ; bien que la chaise ne soit agitée par les ressauts de la route, et la démarche de l’âne qui la tirait, qui bondissait en parcourant le plan incliné de la colline. Le pire restait à venir. 

* * *



- Tu dormiras là, indiqua Tacita alors que l’on passait devant une pièce de taille restreinte où étaient alignées des nattes et quelques couvertures.

Silvia passa sans s’arrêter ; cela lui importait peu pour le moment. Tacita lui faisait faire un tour du domaine, qu’elle connaissait déjà puisqu’elle était venue à une fois depuis qu’elle était l’ancilla de la Domina Hortensia – mais c’était deux ans auparavant déjà et la demeure avait connu de nombreuses modifications depuis. 
La villa Aquiliana était un endroit très différent de la domus ; bâtie sur un seul niveau au sol, elle se développait beaucoup plus largement ; elle était plus vaste, plus étendue, et plus ouverte. Elle recevait beaucoup plus de lumière, percée de plus larges fenêtres, et puisque le temps méditerranéen était plus clément et plus doux – elle le ressentait déjà. Les rayons du soleil perçaient à bien des endroits de la villa et venaient les caresser tout doucement, procurant une douce chaleur qu’elle n’avait plus trouvée à Rome depuis quelques semaines déjà. Nul n’aurait pu croire que l’on fut déjà au mois d’octobre – c’était comme si, au Sud de l’Empire, les saisons se succédaient plus lentement, plus tranquillement, alors qu’à Rome l’on basculait de l’une à l’autre sans avoir eu le temps de s’y préparer, et l’on se sentait alors toujours dans l’urgence.
Il y avait également beaucoup plus d’espaces ouverts, de cours, de jardins, de fontaines, qui étaient autant de surprises et de divertissements, d’agréments esthétiques pour les habitants et leurs convives qu’ils recevaient. La villa grouillait d’un nombre d’esclaves et d’employés providentiel. En prévision des Vendemia, et du séjour des maîtres et de plusieurs invités, l’on avait rassemblé autant de personnel que l’on avait pu en trouver dans les possessions foncières nombreuses et étendues aux alentours. Tous s’activaient au nom des Aquilius. Silvia se sentait pour le moment dépassée par les événements – ce n’était pas si souvent qu’elle quittait l’univers abrité de la domus Aquiliana, plongée de la sorte dans la masse anonyme et affairée des esclaves ordinaires ; il était impressionnant de voir qu’ici, tout le monde ne se connaissait même pas. 

- La chambre de la Domina là-bas, prépare-la vite avant qu’elle ne se montre, conseilla Tacita avant de disparaître en coup de vent.

Silvia soupira en s’y rendant, se tenant le ventre : elle se sentait toujours nauséeuse depuis qu’elle avait quitté la litière. Elle avait bu et s’était passé de l’eau sur le visage mais rien n’y faisait, et le regard moqueur des esclaves de campagnes ne l’avaient aidée en rien, d’autant qu’elles avaient insisté sur le fait que le voyage en litière n’était conçu que pour les êtres de rang élevé – le commun des esclaves marchait, c’était sans doute ce qu’elle aurait dû faire. Ce genre de raillerie n’allait pas aider à reprendre contenance. 
Fort heureusement, l’ancilla la plus responsable du groupe, à qui l’avait confiée le ministrus des lieux, Kaeso, était une femme d’une trentaine d’années solide et silencieuse. Elle ne s’embarrassait pas de mots, et n’avait que faire des querelles des autres. Silvia ne savait pas réellement si elle l’appréciait car d’une manière générale elle appréciait d’ailleurs peu de gens. Mais le fait était qu’au moins, elle ne la détestait pas encore. 

Elle trouva la pièce silencieuse et calme, d’une propreté impeccable – les lieux étaient parfaitement entretenus, même en l’absence des maîtres, ou tout du moins leur arrivée avait préparée. Le lit était enveloppé de beaucoup de draperies plus ou moins précieuses, ornées de motifs tels que des étoiles ou des fleurs d’opium, que l’on retrouvait sur les bouquets en ornements de bronzes d’où s’échappaient des torches, sur les montants de bois du meuble à coucher. Il était encadré de petits guéridons sur lesquels étaient posés quelques linges de toilette et une jarre pour la nuit, en verre décoré de torsades aux arêtes fines et ondulées – elle était vide. 
Silvia soupira, s’accroupissant et posant la tête contre le montant métallique du guéridon, épuisée. Il n’était pas très tard, et sa maîtresse prenait possession des lieux tandis que l’on s’installait, finalisant la préparation des chambres, la répartition des tâches quotidiennes et la circulation des esclaves nombreux et aux statuts différents. On avait servi dans le triclinium le plus simple un repas frugal, que les Aquilius qui avaient voyagé toute la journée prenaient en s’amusant de leur liberté retrouvée. Mais la fatigue était omniprésente, et la Domina Hortensia ne tarderait pas à monter se coucher. 
La jeune esclave se redressa dans un élan de courage, et se saisit de la jarre vide, sentant sa tête tourner, pour aller la remplir quoi qu’il lui en coûte. Il lui faudrait tenir quelques heures encore. Et tout irait mieux le lendemain. 

8 juillet 2014

Chapitre XVIII : Immolatio

 

 

Paullus serrait les dents, concentré et inquiet ; la foule les observait d’un regard haineux et empli de doute. Ils ne les croyaient pas. Un rien pouvait suffire à l’embraser – ils viendraient les chercher sur les marches du temple, et ils les porteraient dans toutes les rues de la ville en profanant leurs corps, les exhibant avec une fierté vulgaire et d’une violence troublante, avant de les achever. Son bras tremblait. Il n’osait pas croiser le regard de Cornelia, car il savait qu’il flancherait. Car il savait qu’elle risquait de flancher. Il tenait fermement le minuscule couteau dans sa main, à la lame courte recourbée, qu’on lui avait confié. Il sentait sa main serrer les boucles emmêlées du mouton qu’on avait amené – ses doigts s’égaraient dans le pelage de la bête innocente et sereine qui fixait la foule en contrebas, confiante. Il ferma les yeux un instant, s’éloignant du vacarme de la foule grondante, oubliant la sensation des poils blancs entre ses mains et de l’ivoire du couteau contre sa peau moite. 

Il s’oublia dans le silence et le noir. Il n’avait pas pensé en venir jusque-là. Il n’avait pas imaginé être ainsi confronté à la foule, aux lois, aux mouvements de peur et de haine, à l’antipathie romaine « courante ». Il avait simplement jugé que le moment était propice, sans doute, pour parler et défendre sa mère qu’il avait promis à Lucrecia de ramener chez elle.
La femme folle furieuse s’était calmée, aussitôt qu’elle était montée sur l’estrade, face aux patroni qui la jugeaient de leurs regards sévères. Elle avait furtivement passé une main décharnée dans ses cheveux pour les peigner, mais la foule huait et par son aspect, elle était définitivement la cible de tous les quolibets. On la traitait de tous les noms d’oiseaux, et Paullus, les mains croisées dans le dos, l’observait avec l’attention et le détachement d’un homme venu comme par hasard, s’instruire de la manière dont à Rome on faisait les procès.
Le peuple grognant avant fini par se taire, laissant aux hommes de justice la parole. Paullus, les yeux écarquillés, avait écouté les reproches faits à sa mère, épouse du traître Gaïus, ce qui n’était pas d’un grand secours pour elle, arrêtée en possession d’une écuelle au symbole chrétien, ayant refusé le sacrifice païen. Mais l’avocat s’était insurgé : la possession de l’objet ne prouvait rien. La pauvre femme, veuve, était venue la revendre espérant en tirer un peu d’argent pour subsister – mais nul vendeur n’en avait voulu, et les soldats l’avaient surprise. Restait qu’elle n’avait pas voulu sacrifier.
C’était à cet instant que Paullus, se sentant l’âme valeureuse, s’était exprimé en son nom ; comme le bon pater il assumait la responsabilité de n’avoir pas su subvenir aux besoins financiers de sa famille, et reconnaissait dans l’audace de Cornelia la volonté naïve mais de bonnes intentions, d’avoir voulu l’aider. En gage de leur bonne foi, et pour prouver que tous deux n’avaient rien des traîtres que l’on traquait, ils sacrifieraient, ensemble, sous les yeux du peuple et de tous les dieux païens, s’il le fallait. 


A présent il n’en était plus sûr. Encadrés par les soldats prétoriens qui avaient amené la détenue, si bien pour empêcher toute possible fuite que pour les protéger, on les avait guidés jusqu’à l’estrade en face du temple le plus proche, et auprès de l’autel on les avait perchés. Paullus ouvrit les yeux ; il lui semblait que toute la ville de Rome était sur lui braquée, dans l’attente d’un geste franc et net : on attendait de le voir, enfin, saisir l’animal par le corps et la gorge lui trancher. 
Il tourna le couteau dans sa main. Le manche d’ivoire sculpté était incrusté : c’étaient les deux yeux d’un loup, la gueule ouverte, montrant les crocs, qui brillaient dans ses mains. C’était Rome par cette arme qui égorgeait l’ovin. Paullus se tourna vers sa mère, qui se tenait à ses côtés tremblante, les yeux écarquillés, la lèvre inférieure flasque, atterrée, à peine consciente de ce qu’il se passait. Inspirant profondément, sachant n’avoir pour le moment aucun choix, il lui plaça d’un geste autoritaire le couteau sacrificiel dans la main, l’enfermant dans la sienne. Puis il se rapprocha de l’animal qui tourna vers lui une face indifférente.
Sa main tremblait, et avec elle tout le corps de Cornelia révulsé, qu’il tâchait de contenir et de maîtriser pour qu’elle ne semble pas suspecte. Elle cherchait, les larmes aux yeux, le regard de son fils mais celui-ci l’évitait – la dernière chose qu’il voulait voir au monde, c’était la peur de sa mère, chrétienne fervente et convaincue, qu’il contraignait présentement, de sa force physique, au sacrifice païen, plus haute idolâtrie, la plus répréhensible et la plus hérétique aux yeux de ceux qui avaient vu dans le sang du Christ le sacrifice ultime. Dès lors verser le sang de tout être vivant était un geste obscène, et Cornelia n’avait depuis longtemps plus pratiqué aucune offrande aux dieux qui n’étaient d’ailleurs à ses yeux plus que statues de pierre inertes.
Paullus saisit le corps chaut et battant du mouton, sentant l’odeur acre et bestiale devenir plus forte à mesure qu’il se penchait pour placer sa main et celle de Cornelia, devant lui agenouillée, près de l’oreille de l’animal, prêt à plonger la lame dans sa gorge palpitante. Il sentait son cœur battre aussi fort que le sien – mais l’animal était calme et immobile, à peine brillait dans son œil noir le doute, qui ne viendrait qu’au dernier instant, lorsqu’il sentirait la lame froide déchirer son sang. Le jeune homme n’en savait rien en vérité, et était impressionné par la proximité de l’ovin. C’était la première fois qu’il sacrifiait un ovin, sous le regard brûlant du peuple païen dont il entendait les acclamation tout à la fois proches et lointaines. Il avait souvent pratiqué les offrandes : miel, pain, et autres mets ; mais c’était la première qu’il s’apprêtait à donner une vie. Il ne savait vraiment dire s’il était terrifié, excité, curieux, ou simplement étonné. 
Il leva les yeux vers le prêtre, qui hocha la tête, lui indiquant qu’il était temps de finir son geste car l’on avait fini de procéder au praefatiopréliminaire, qui nécessitait de faire brûler l’encens et d’offrir le vin. Sans pitié pour Cornelia, presque effondrée dans ses bras, qui s’était amollie comme consentante, sans doute plus tout à fait consciente de ce qui se passait, il plongea la lame aiguisé sous l’oreille de l’animal. Elle racla la peau épaisse et grasse de la bête, puis de la force de son poignet il la perça, et sentit le sang chaud inonder leurs mains ; sans interrompre son geste il découpa un arc de cercle dans la gorge de l’animal déjà presque mort, qui s’étouffa dans un bêlement mêlé de gargouillis, s’affaissant sur l’avant, emmenant dans sa chute le bras de Paullus et de sa mère. Il retira vivement la lame du cadavre, se redressant et brandissant l’arme au-dessus de sa tête victorieux, sous les acclamations de ceux qui étaient restés pour le voir, redressant de son autre main sa mère hébétée, qui se tint comme lui face à la foule, le visage fermé, à la fois soulagée et honteuse, laissant pendre sa main dégoulinante de sang contre son flanc, le regard perdu dans les colonnes qui, au bout de l’esplanade, leur faisaient face. 
Paullus laissa retomber son bras, et observa sans remords la dépouille du mouton à la pilosité maculée de sang ; l’immolatio, la consécration, était terminée. Le prêtre se chargea de procéder à la distribution des organes que l’on offrait aux dieux, sur l’autel. Le jeune homme déposa d’un geste mécanique sur la table le couteau d’ivoire, baigné d’un sang noirci qui coagulait, sur lequel il avait laissé la marque de ses doigts. 

* * *



Paullus s’était senti obliger de remercier Octavia, lorsqu’elle avait porté jusqu’à lui dans ses bras le corps endormi de Lucrecia. Il s’était imaginé, sur le chemin du retour, le scénario lors duquel la petite fille leur sauterait dans les bras, toute à sa joie d’avoir retrouvé sa famille. Mais la vérité était plus sinistre comme toujours. Il était tout naturel qu’une enfant d’un si jeune âge finisse par succomber à la fatigue qui s’accumulait, comme les mauvaises nouvelles qui l’accablaient. 
Il fallait mentionner aussi l’état hagard de Cornelia, qui n’avait pas prononcé un seul mot, depuis l’instant où Paullus avait placé le couteau entre ses mains. Elle n’avait pas même desserré la mâchoire, ou esquissé un sourire ou un geste de soulagement lorsque le prêtre et les orateurs avaient jugé leur prestation suffisante ; ils étaient libres et défaits de tout chef d’accusation. La foule s’en était retournée, satisfaite – le bain d’un sang d’un ovin valait presque celui d’un chrétien, semblait-il. Paullus, les bras ballants, couvert de sang, avait hésité un instant, ne sachant que faire de son propre corps, trop éprouvé par ces événements. Puis il s’était décidé : il fallait rentrer.
Il avait saisi la main de sa mère pour la guider dans les rues de Rome. Elle marchait d’un bon pas, il n’avait pas le sentiment de la tirer comme un fardeau – mais elle n’était pas tout à fait là, et sa main dans la sienne n’était qu’un corps. Elle était lointaine l’époque où la main de sa mère était un havre rassurant, car désormais c’était lui qui devait veiller sur elle. Mais il était certain qu’un jour viendrait où elle lui reprocherait ce qu’il avait fait cet après-midi – elle ne lui tiendrait aucune gratitude du fait qu’il lui ait sauvé la vie, car c’était au détriment de sa foi. 

Désormais il emmenait Lucrecia sur son épaule, qui marmonnait faiblement, et Cornelia suivait derrière, muette et lente, mais elle avançait néanmoins et c’était tout ce qui était nécessaire. Paullus avait le sentiment que, peut-être, lorsqu’ils entreraient dans la maison et iraient tous dormir comme Lucrecia d’un sommeil bienheureux et profond, les choses rentreraient dans l’ordre. Ils se lèveraient le lendemain comme si rien ne s’était passé. Cornelia redeviendrait une mère aimante et prévenante pour ses enfants, Paullus ferait de son mieux pour maintenir les productions de l’atelier mais échouerait toujours, et Lucrecia s’accrocherait à sa poupée de chiffons dépareillée car c’était désormais sa seule camarade de jeu. 

La poupée de chiffons. Paullus s’arrêta net sur le chemin, à quelques mètres seulement de la maison. Lucrecia ne l’avait pas – ce qui voulait dire qu’elle était restée chez Titus et Octavia. Cornelia s’était arrêtée à ses côtés, épaule contre épaule, et tournait vers lui un regard sombre mais interrogateur.

- La poupée, dit-il simplement en donnant un coup de tête en arrière, signifiant qu’ils l’avaient oubliée. 

Cornelia fit mine de repartir en arrière, mais il la retint par le bras.

- Laisse, j’irai demain. Elle dort pour le moment, elle n’en a pas besoin. 

La veuve opina du chef et reprit sa route, sereine. Ils entrèrent dans la demeure d’une simplicité digne de leur dépouillement social. La nuit tombait, étirant les ombres des pieds de la table. Paullus alla déposer sa sœur endormie sur une natte, et la recouvra de ses couvertures, ordonnant quelques mèches sur son front. Elle fronçait dans son sommeil ses sourcils épais, lui donnant un air grognon. Ses lèvres étaient sèches. On oubliait parfois, semblait-il, que Lucrecia n’était qu’une petite fille – qui s’était réellement occupé d’elle, depuis une semaine ? 
Cornelia s’allongea lourdement sur sa natte voisine, tournée vers sa fille qu’elle embrassa en soupirant, de concert avec Paullus. Il s’assit à son tour sur sa natte, et tandis qui démêlait ses couvertures pour s’en recouvrir, il entendit souffler :

- Merci.

Cornelia se retourna, offrant à sa vue son dos courbé, et ne prononça plus d’autre mot de la soirée. Paullus s’allongea, les yeux grands ouverts, fixant le plafond bas de la pièce traversée de courants d’air. Il ne doutait pas de la sincérité du mot que sa mère avait fini par prononcer. Mais cette paix ne durerait pas. Car il avait sacrifié en ce jour, plus d’une fois – ce n’était en ces murs ni une habitude ni un gage de fierté, que de prendre la vie, ou de sauver la sienne aux dépends de sa foi.

6 juillet 2014

Chapitre XVII : Basilica

 

 

Paullus rouvrit les yeux sur Lucrecia au loin, qui s’était immobilisée, mais que le soldat empoignait toujours fermement de ses deux mains en étau ; elle cachait son visage dans ses bras, attendant sans doute d’apprendre que tout était fini, comme son frère l’avait fait quelques secondes auparavant. Un capitaine de la garde prétorienne que Paullus reconnut à ses insignes, se tenait aux côtés de celui qui avait excité les foules, qui tenait désormais son arme basse, la pointe orientée vers le sol, et dévisageait son supérieur, attendant un ordre de sa part. L’homme lui parlait à voix basse, calme et majestueux. Le soldat opina du chef et rangea son arme dans son fourreau, dans un frottement métallique. Le son fit réagir Lucrecia qui regarda prudemment entre ses doigts, craignant certainement d’assister à un spectacle sanglant qui l’aurait marquée à vie. Mais Cornelia s’était redressée, à genou, fixant le capitaine d’un air implorant et plein d’espoir.

- Cette femme sera conduite à la basilica pour qu’on lui rende justice ! déclama le capitaine en la saisissant sans douceur par le bras, la redressant sur ses deux pieds.

Il la confia à un soldat qui se chargea de la mener, suivant le capitaine, jusqu’à son cheval, où l’on entreprit de lui attacher les mains avec une corde nouée ; elle marcherait derrière l’animal. Plusieurs soldats de la garde se chargeaient de dissoudre la foule, qui s’éparpilla sur le forum, retournant à ses occupations. Le soldat qui tenait encore Lucrecia hésitait, suivant le capitaine mais ne sachant réellement quoi faire de l’enfant.
Paullus se rua en avant, à contre-sens de la foule, pour rejoindre sa sœur et sa mère auprès des gardes ; peu importait qu’on l’emporte avec elles, il préférait cela que de savoir sa sœur livrée à elle-même dans les rues de Rome. Il se jeta à genoux devant le cheval que le capitaine s’apprêtait à monter, et qui s’interrompit dans son mouvement, surpris, tenant dans sa main droite la crinière de l’animal, la main gauche posée sur le pommeau de son épée, prêt à la dégainer, méfiant. 

- Cette femme est ma mère, et cette enfant est ma sœur ; laissez-moi l’emmener loin d’ici et grandir fidèle à son empereur, je vous en supplie ! déclara-t-il sans réfléchir, sous le regard sévère du capitaine.

A sa grande surprise, l’homme lâcha et la crinière et le pommeau, et lui tendit une main solide, l’enjoignant à la saisir pour se relever.

- Relève toi, Paullus fils de Gaïus Fulvius, dit-il d’une voix douce mais sans appel.

Le jeune homme n’osa pas saisir la main, que le capitaine laissa retomber en haussant les épaules, la reposant sur sa ceinture, tandis que Paullus se relevait et époussetait ses genoux le plus discrètement possible, le regard empli de toute la gratitude qu’il pouvait témoigner à un garde prétorien. 

- Comment connaissez-vous mon nom ? laissa-t-il échapper, trop interpellé pour réfléchir à la manière qu’il convenait d’employer pour ne pas paraître impertinent auprès d’un personnage si influent, de qui dépendait en outre la survie de toute sa famille.

- Nous t’avons fait surveiller pendant tout ce mois-ci, et nous savons que tu n’es pas chrétien, ta sauvegarde est sûre, tout comme celle de ta sœur ; tu peux l’emmener. Mais nous emmenons ta mère qui sera emprisonnée jusqu’à ce que le tribunal décide de sa destinée, répondit-il l’homme sans se formaliser.

Il agrippa la crinière de son cheval et se hissa sur son dos avec adresse, jetant à Paullus un regard compatissant, semblant presque s’excuser. Il marqua une secousse sur les flancs de l’animal qui se mit à avancer au pas, emportant sur sa croupe le capitaine, le regard fixé loin devant lui ; derrière à la corde attachée, reliée à la selle, se trouvait Cornelia les mains tendues, échevelée, les yeux exorbités et la bouche grande ouverte, hagarde. Elle semblait ainsi presque folle. Elle se mit en marche, tirée par les liens qui la tenaient, avançant ses pas de façon automatique. Etait-elle vraiment consciente de ce qui lui arrivait ? Elle croisa le regard de Paullus sans sembler le reconnaitre, passant devant lui sans un mot, sans se retourner. 
Le jeune homme serra les dents, se demandant s’il reverrait un jour sa mère, s’infligeant de terribles remords, se sentant responsable de la folie dans laquelle elle avait sombré. Il aurait pu être davantage présent auprès d’elle, lui interdire de fréquenter Titus ou la « domus ». Cela n’aurait peut-être rien arrangé, car en somme c’était la mort de Gaïus qui l’avait mené jusqu’ici. En vérité, tout était, tout avait toujours été, de la faute de Gaïus. C’était lui qui les avait empêtrés jusqu’au cou dans cette malédiction de christianisme. 

- Elle est à vous ! jeta le soldat de la garde en précipitant Lucrecia comme un paquet contre sa hanche, emboîtant le pas à ses collègues qui reprenaient à présent leur garde sur le forum. 

Il s’éloigna sans plus de commentaires, laissant Paullus et sa sœur comme deux naufragés l’un contre l’autre serrés, deux orphelins abandonnés, qui échangèrent un regard douloureux. Lucrecia pleurait, et Paullus la hissa sur son dos, se mettant à marcher ; le chemin serait long jusqu’à chez eux, mais ils n’avaient pas le choix. Il fallait rentrer.


* * *



Paullus s’assit auprès de Lucrecia et la prit dans ses bras. L’enfant l’enlaça sans demander son reste, nichant sa minuscule tête dans son cou. Il sentit ses larmes salées couler. Elle sanglotait sans arrêt, depuis l’arrestation de sa mère la veille. Elle s’arrêtait de temps à autre, peut-être pour respirer. Paullus se demandait où elle pouvait trouver toutes ces larmes ; lui-même avait l’œil sec et endormi. Incapable de pleurer, ni même de paniquer, il tournait et revenait sur ses pas dans la maison et l’atelier, ne sachant où donner de la tête. La rumeur était passée dans le quartier : Cornelia avait suivi les pas de Gaïus Fulvius dans son hérésie, et le fils était resté sans l’aider. 
Quel avenir pourrait avoir Lucrecia au sein de cette famille ? Paullus n’avait pas trouvé de solution pour Cornelia ni pour lui-même, alors il s’était pris à songer à une solution pour sa sœur. Il pourrait la confier à un proche, pour qu’elle grandisse loin de lui, loin du passé lourd de sa famille qui l’empêcherait d’avancer. Mais leurs seuls proches étaient Titus et Octavia – or ils étaient chrétiens, et ils étaient même les complices de la chute de Cornelia. Ça n’était pas une solution. Il avait évalué plusieurs autres possibilités : la commerçante de la via voisine, qui était amie avec Cornelia – mais il ne la connaissait lui-même pas assez – le charpentier qui habitait à quelques îlots d’ici, un ami de Gaïus, qu’il appréciait beaucoup et qui était d’une générosité aussi grande que sa rigueur morale – mais il était vieux et ne vivrait pas suffisamment encore pour donner le temps à Lucrecia de comprendre les chances qu’elle avait, et celles qu’elle n’avait pas. 


- Quand est-ce que maman reviendra ? murmura la petite fille d’une voix faible, osant à peine parler à son grand frère taciturne, le visage fermé, qui s’agitait depuis la veille sans qu’elle ne comprenne son problème. 

Il se détacha d’elle, et plongea son regard dans les prunelles claires de l’enfant ; Lucrecia était loin d’être bête, et sa sensibilité n’était pas due qu’à son jeune âge, Paullus le savait – car elle était solide et insubmersible, tel le roseau elle pliait mais ne romprait pas. Elle posait la question car elle voulait savoir, car elle voulait qu’il lui dise clairement ce dont elle se doutait déjà : Cornelia ne reviendrait peut-être pas. Elle serait jugée cet après-midi à la basilica, en tant que chrétienne, et elle serait bien chanceuse si elle n’était pas condamnée à la mort. 

- Je vais aller la voir, et si je la ramène avec moi je te le ferai savoir le plus vite possible, lui assura-t-il en la regardant bien droit dans les yeux, elle qui jugeait avec sévérité de sa franchise. En attendant tu iras chez Titus et Octavia. 

Certes, ils étaient en partie responsables de ce qui était arrivé à Cornelia, elle qu’ils avaient encouragée à entretenir sa foi chrétienne. Mais ils étaient, justement, tout à fait instruits de la situation de la famille ; et si jamais les choses tournaient mal pour lui et qu’il ne revenait pas, chose qu’il redoutait car les mouvements de foule étaient dangereux ces derniers temps, dans ce genre de situation - il n’était pas rare que la foule se fasse justice elle-même – ils prendraient soin d’elle, et c’était le minimum que l’on puisse lui souhaiter. Elle fronça les sourcils, perplexe ; des sourcils broussailleux, comme ceux de Paullus, comme ceux de Gaïus dont elle avait hérité. 

- Et tu reviendras me chercher ? demanda-t-elle, suspicieuse, en prenant les mains de son frère qu’elle serra dans les deux siennes, minuscules et glacées.

Elle était malheureusement bien trop perspicace pour qu’il puisse donc lui cacher le fait que le problème était loin d’être réglé, et qu’il se mettait en danger en allant assister au jugement de Cornelia à la basilica. 

- Oui, sans faute. Je te le promets, jura-t-il cependant en réchauffant dans ses mains tièdes celles de sa sœur.

Elle se leva alors tranquillement et retourna, silencieuse et calme dans la maison, où elle se munit de sa poupée de chiffons qui tombait en lambeaux. Paullus la suivit et se munit d’une bourse contenant quelques pièces qu’il avait épargnées, avant de lui indiquer la porte vers la sortie. La petite fille marcha devant lui, le menton haut, fière et courageuse : cette allure qu’elle se donnait cachait à n’en pas douter la peur qu’elle ressentait d’être abandonnée, la peur qu’elle avait de savoir que Paullus et Cornelia seraient acculés face aux soldats qui avaient l’autre jour essayé de les tuer. Mais elle croyait en la promesse de son frère, et même si elle prenait ses airs de guerrière aux yeux clairs ombragés, bardée derrière ses mèches de cheveux rebelles d’enfant farouche, elle avait bon espoir qu’il ne lui ramène sa mère.
Quand ils entrèrent dans la boutique de Titus elle se tourna vers lui, décidée, sachant le moment de la séparation venue.

- Tu la ramènes, dit-elle simplement à son frère qui se tenait appuyé au chambranle de la porte, que Titus saluait tandis qu’Octavia attrapait déjà la petite fille par la main pour la mener dans la maison auprès de ses cousines. 

L’ordre était sans fléchir, et Paullus sentir son cœur se serrer, sachant d’avance que ce que sa sœur réclamait n’était pas encore réalisé. Oserait-il, le cas échéant, se présenter devant elle sans sa mère ? Il le faudrait. Il secoua la tête, chassant ces pensées sombres qui n’étaient pas nécessaires puisque, pour le moment, l’espoir existait encore que Cornelia soit libérée. Sans un mot pour Titus, il tourna les talons ; il ne lui devait rien, plus rien du tout. 

- Bon courage ! entendit-il cependant derrière lui, ce qui l’énerva plutôt que de l’apaiser.

Que Titus aille en Enfer, avec sa maudite religion. 

* * *



La basilica était noire de monde. Le vaste édifice rectangulaire était ouvert par trois portes monumentales, du côté de la large façade. Les orateurs se tenaient sur une estrade, surélevés, sous une rangée de vastes fenêtres d’où tombait une lumière vive les auréolant : ainsi parés, ils étaient la justice, la parole vraie qui exécutait les lois de l’Empire, les lois qui régissaient l’ordre romain. 
Face à eux et autour, la foule s’ébattait, bruyante, vulgaire et sale. Paullus entendait de toutes parts proférées des insultes en direction de ceux qui étaient jugés. C’était en l’instant une jeune fille d’à peine douze ans, accusée d’avoir volé des légumes à un étalage, le jour du précédent marché. On l’invectivait pour le plaisir même, l’occasion de crier et de traîner dans la boue les autres, sans risquer d’être soi-même entaché. Mais le jeune homme laissait passer, placide, habitué. Il était déjà venu la veille, dans l’attente du procès de sa mère, mais il y avait d’autres détenus avant elle et il avait fallu patienter. La journée à la basilique lui avait donné un mal de crâne tel qu’il avait dû rester allongé presque toute la soirée – mais il était sorti acheter de quoi nourrir Lucrecia. 

Les orateurs rendirent leur jugement : la jeune fille était simplement condamnée à quelques travaux forcés d’intérêt général, au service de la ville de Rome. C’était une sentence légère et appropriée. D’une manière générale en vérité, il fallait bien avouer que la justice à Rome était plutôt bien rendue – du moins en ce qui concernait les citoyens, dotés de bons droits. La situation était plus délicate pour les esclaves, même si elle tendait à s’améliorer ; les sévices corporels étaient de moins en moins pratiqués, tout du moins plus pour toute faute légère, et les conditions sanitaires des esclaves en milieu urbain s’amélioraient. Paullus ne savait exactement ce qu’il en était pour les esclaves du monde rural, qui s’exténuaient aux champs et qui, disait-on, avaient plus de velléités de fuites, violemment punies. Il avait entendu les diatribes de son père Gaïus pendant de longues heures à ce sujet – saint Gaïus, fervent défenseur des esclaves opprimés. Mais, il fallait bien que Paullus reconnaisse avec humilité que les idéaux chrétiens de son père à cet égard étaient louables. 

La foule se dispersait vaguement entre chaque jugement – quelques personnes venaient assister au procès de proches, ou de personnes dont ils avaient entendu parler, et quittaient la salle. D’autres s’agitaient, parlaient avec leurs voisins ou déployaient quelques mets à grignoter pour se divertir. On venait beaucoup, ces derniers temps, assister aux procès pour le simple plaisir de voir, avec un peu de chance, la condamnation de ces satanés chrétiens. Paullus poussa un soupir et se concentra sur ce qui allait suivre. Par la porte de droite, celle opposée à la porte par laquelle il était entré et près de laquelle il se tenait, étaient entrés deux soldats romains, de la garde prétorienne, portant le bouclier ovale et la lance fuselée pointée vers le ciel. Ils encadraient une femme brune échevelée au regard pitoyable d’oiseau au plumage clairsemé. Elle avait les mains liées, et ils la précipitèrent sans ménagement sur l’estrade, sur les marches desquelles elle trébucha. La foule éclata d’un grand rire gras. C'était Cornelia.

8 décembre 2013

Chapitre XVI : Templum

          Paullus tenait ses mains l’une contre l’autre, au-dessus des flammes légères qui s’agitaient, dansantes, sur la petite table de l’autel ; dans le vestibule séparant l’atelier de la pièce principale de la maison, on avait conservé le templum, ce vestige de l’époque où l’on célébrait les cultes païens. Il n’y avait guère plus que Paullus pour rallumer le foyer des dieux lares aujourd’hui. La chaleur diffusée par le feu avait quelque chose de rassurant, tout comme sa couleur qui conférait au vestibule un aspect convivial, illuminant les murs blancs de lueurs orangées.

            Il soupira en se tournant vers le guéridon voisin, où il avait déposé en arrivant le miel, acheté sur le marché ce matin. Le vendeur le lui avait confié, méfiant, comptant et recomptant les pièces qu’il lui avait données, craignant sans doute qu’il ne cherche à le voler. Désormais il devrait s’habituer à la méfiance qui l’entourait, car elle serait constante.

            Il saisit le petit pot et plongea une cuillère de bois dans la substance dorée aux cristaux étincelants, créant une brèche dans la masse relativement compacte dont le parfum sucré emplissait ses narines. Il déposa la cuillère sur un carré de tissu blanc, d’un matériau pur et aux mailles serrées ; c’était un tissu de valeur, qu’il tenait de son arrière-grand père, qui l’avait reçu, disait-on en présent, de la main même de l’empereur, suite à une victoire sur le champ de bataille. Le mouchoir était brodé, d’un fil blanc sur le fond blanc, d’un motif qui apparaissait en relief, subtil effet d’ombres qui se creusaient à la lumière du feu sacré. C’était un aigle qui déployait ses ailes, de part en part de la pièce de tissu. Paullus fit tourner la cuillère, l’appuyant sur le tissu, appliquant généreusement la couche frémissante de miel qui fondait et luisait, sur l’aigle impérial.

            Puis il déposa la cuillère dans une coupelle de bois sur le guéridon, et s’appliqua à replier le carré blanc, déposant les coins au centre, ramenant la masse du tissu autour du miel odorant qui suintait et tachait les mailles ; le paquet brillant, translucide, laissant voir l’or fondu en son sein. Paullus se tourna vers les flammes qui remuaient faiblement sur l’autel. Il souffla légèrement pour les raviver, mais l’huile allait manquer, aussi se dépêcha-t-il de déposer l’offrande dans le foyer. Les flammes léchaient le tissu blanc, qui sembla un instant rayonner, ignifugé, intact dans le feu qui l’entourait. Mais elles contaminèrent finalement le tissu, qui noircit et s’enflamma, tandis que le miel se liquéfiait et se répandait dans la coupelle de l’autel, disparaissant dans une odeur caramélisée, sucrée et âcre de fumée ; bientôt il n’y eut plus que quelques fragments de tissu calcinés qui se consumaient encore sur l’autel. Paullus soupira de soulagement : les dieux avaient accepté l’offrande, et emmené avec eux le miel sucré et le bel artefact de ses ancêtres.

 

            Il recula de quelques pas, rencontrant derrière lui le mur de l’étroit vestibule. Un sentiment de tranquillité profonde l’habitait, tandis qu’il regardait passer Lucrecia, fatiguée et la mine triste, elle qui avait dormi toute la matinée, mais qui n’hésita pas à s’arrêter devant le guéridon pour y saisir, sur la pointe des pieds, la cuillère encore collée par le miel, et à l’enfourner dans sa bouche gourmande. Le rire léger de Paullus caché dans l’ombre la fit sursauter, et elle lâcha la cuillère, la gardant dans sa bouche, ses yeux ronds rouges et creusés de cernes agrandis comme des soucoupes.

 

            - C’est bon, tu peux y aller, j’ai déjà sacrifié le miel aux dieux, la rassura-t-elle tandis qu’elle fronçait les sourcils, ne comprenant pas ce qu’il voulait par là signifier ; elle n’avait jamais pratiqué les sacrifices aux dieux païens et ne savait rien à ce sujet.

 

            Elle haussa les épaules et reposa la cuillère dans l’écuelle, avant de continuer sa route en direction de l’atelier.

 

            Paullus tourna la tête vers l’atelier déserté, où sa petite sœur s’engageait, puis la suivit subrepticement. Au vu des derniers évènements, il avait dû faire fermer l’atelier jusqu’à nouvel ordre – d’autant qu’à peine rentré du forum, un messager de la domus Aquiliana était venu lui annoncer que ses services n’étaient plus désirés. Il avait eu peu de temps pour penser à cette situation, pour imaginer dans les thermes privés de la domus les mosaïques restées inachevées, que d’autres musearius sans doute reprendraient et complèteraient jusqu’au bout. Il n’avait pas encore réfléchi non plus à l’avenir financier de l’atelier ; certains de ses collaborateurs ne tarderaient pas à partir, pour aller trouver meilleure fortune où l’on voudrait bien les employer. Il n’avait là-dessus conçu nulle illusion. Quant à la subsistance de ceux qui resteraient, comme lui pour qui c’était le seul avenir financier, il ne l’avait pas encore étudiée.            

            La petite fille se promena, errant de pièce en pièce, admirant les outils et passant beaucoup de temps à observer la multitude de tesselles colorées de la taberna, fermée aux visiteurs, qui luisaient de tons variés dans la semi-obscurité. Elle passa les mains dans les sacs de tesselles bleues, et caressa de la paume de la main une plaque d’un vert profond que l’on n’avait pas encore découpée. Elle alla ensuite s’asseoir sur un sac empli de sable au fond de la dernière pièce, et tourna la tête, désabusée, vers la fenêtre sale qui donnait vue sur la rue bondée et animée, en contraste opposé avec l’ambiance qui régnait dans la maison.

 

            Ces derniers jours avaient été très agités, et la petite fille en avait été éprouvée – avait-elle, de fait, réellement compris ce dont il s’agissait ? Sans doute pas. Pour cette raison, Paullus ne pouvait taire la colère qu’il entretenait à l’égard de sa mère, colère qui ne tarissait pas malgré la tristesse qui l’habitait également chaque fois qu’il pensait à elle. Il avait depuis longtemps compris qu’elle fréquentait encore la « domus », par égard, peut-être pour Gaïus, qui avait donné sa vie pour sa religion. C’était, peut-être, pour elle le moyen de conserver un semblant de sa présence parmi eux, ou d’entretenir les convictions de son défunt époux, évitant que sa mort n’ait été vaine.

            Paullus l’avait laissée faire : il savait qu’elle s’absentait et qu’elle le lui cachait, et il respectait son courage, tout comme il comprenait le besoin qu’elle pouvait avoir de fréquenter les chrétiens – après tout lui-même avait à une époque commencé à suivre la catéchèse. Mais c’était, pour lui, plus proche d’un loisir que d’une réelle croyance, et il n’avait jamais tourné le dos aux dieux païens, sans doute par habitude, mais aussi parce que le sacrifice qu’il pratiquait lui allégeait l’esprit ; il se sentait redevable envers les dieux de ces offrandes régulières, les remerciant pour sa vie et ses réussites, et lui évitant les petits malheurs du quotidien. Seulement, il s’était imaginé que Cornelia, consciente du danger qu’elle courrait à fréquenter la « domus », alors même qu’elle était connue des autorités romaines pour être l’épouse d’un traître que l’on avait exécuté un mois auparavant, n’avait pas entraîné Lucrecia dans ses aventures. Il n’était pas compliqué, sans doute, de confier l’enfant à Titus à son atelier, ou à sa tante Octavia dans la maison attenante, auprès de ses cousines avec qui elle aurait pu s’amuser et jouer. Mais il s’était trompé. Il lui avait semblé comprendre que, pendant tout ce temps, Cornelia avait entrainé à sa suite, partout et toujours, sa fille innocente, trop jeune pour comprendre, trop jeune pour choisir. Trop jeune pour mourir.

 

            L’inévitable avait dû se produire. Les soldats romains les avaient surprises sur le forum, où ils obligeaient régulièrement diverses personnes à pratiquer le sacrifice, afin d’identifier les chrétiens qui se cachaient ; devant l’hésitation de Cornelia, ils n’avaient pas hésité à l’arrêter et à la fouiller. Et dans son panier, ils avaient trouvé une écuelle de bois gravée du monogramme chrétien. Paullus avait été prévenu par son oncle Titus, qui avait débarqué en courant dans sa boutique, dégoulinant de sueur, un maillet dans la main droite qu’il n’avait pas pris le temps de déposer. Lui-même avait été prévenu par un ami chrétien, témoin de la scène.

 

            Paullus s’était rendu le plus vite possible sur le forum, où l’on discourait en exhibant sa mère tenue en étau par deux soldats devant la foule, sur la traitrise des chrétiens, que l’on condamnerait et supprimerait un à un, pour l’exemple, sur les marches du temple. Cornelia affligée gardait la tête basse, les sourcils froncés, ne semblant pas être consciente de ce qu’il se passait, de ce qui allait lui arriver. Et Lucrecia tenue par l’épaule par un soldat qui la clouait au sol de sa force, était figée sans larmes, sans cri, ne semblant pas tout comprendre. Elle avait assimilé le fait que son père avait été tué par les soldats romains, car il ne croyait pas en l’existence des vieux dieux païens, mais ses connaissances à ce sujet s’arrêtaient là. Que pouvait-elle comprendre de la scène ? On avait arrêté sa mère pour la possession d’une écuelle. Si elle était allée à la « domus » pendant un mois, peut-être savait-elle plus ou moins de quoi il s’agissait, mais Paullus doutait qu’elle ne sache qu’on allait décoller sa mère devant ses yeux ; et il préférait autant qu’elle n’en sache jamais rien.

           

            - Faut-il que nos basiliques s’emplissent de ces traitres, de ces infidèles parjures que l’on démasque et décapite à tour de bras ? La justice s’encombre de ces jugements qui appartiennent aux dieux, pourquoi perdre du temps, et de l’argent ? Nos orateurs sont affligés de devoir donner la mort trois fois l’heure, et supplient les dieux d’envoyer une bonne fois pour toutes la maladie dévastatrice sur les chrétiens pour les en débarrasser ! Epargnons aux patroni la peine de juger cette femme !

 

            La foule énervée, qui tenait un panier, qui brandissant un filet, mais aussi ici une pelle, une hachette, acclamait les propos du soldat, rugissant d’une même voix, faisant dresser sur sa peau les poils de Paullus, qui serrait les dents les yeux rivés sur Lucrecia, se demandant avant tout comment la sortir, elle, de là.

 

            - Cette femme a été surprise sur le forum en possession d’objets chrétiens ; la preuve de sa culpabilité est faite, à quoi bon la défendre ? Nulle ne pourra la priver de sa mort : n’est-ce pas là ce que veulent les chrétiens ? Ils sourient béatement sous la torture, invoquant leur divinité absconde, prétendant accéder à une seconde vie, plus belle, plus douce ! Donnons-lui ce qu’elle attend, et qu’elle voie si son dieu survient à sa mort comme les nôtres surviennent à nos vies !

 

            Le soldat avait tiré son épée de son fourreau et la brandissait haut vers le ciel, illuminée des rayons du soleil qui se réfléchissaient sur la lame aiguisée de l’objet rutilant. Paullus s’attendait à la voir s’abattre à tout instant sur le cou chétif de sa mère qui, courbée par la poigne des deux soldats qui la contraignaient, avait finalement levé sur l’arme deux yeux nerveux, la bouche ouverte ; Lucrecia laissa alors jaillir un cri aigu, s’agitant pour se dégager de la prise du soldat qui lui remit l’épaule en place, l’enfermant désormais entre ses deux grandes mains puissantes, qui étaient chacune plus vastes que le visage même de la petite fille. Paullus sentit son dernier repas, pourtant lointain, qui lui remontait dans la gorge, et la chaleur qui l’assommait l’empêchait de réfléchir. Fallait-il qu’il se manifeste ? Pouvait-il emmener Lucrecia loin d’ici, clamer son innocence, l’éloignant du spectacle du sang de sa mère que l’on allait répandre sur le sol du templum ? Ne risquait-il pas, en faisant acte de présence, d’être également condamné avec sa mère, pourtant innocent ? La plèbe présente ne semblait pas se soucier de la justice, mais de la vengeance. Il ne pouvait pas prendre le risque de laisser Lucrecia sans parent – Cornelia morte, il serait le seul à pouvoir subvenir encore à ses besoins.

 

            Le soldat s’approchait, la lame levée, de la femme presque à genoux sur les marches du temple, sanglotant, raclant le sol de ses ongles, comme si elle espérait pouvoir creuser la pierre pour s’échapper. Mais il n’y avait pour elle aucune issue. La lame vibrait à la lumière au-dessus de sa nuque nue. Paullus ferma les yeux et retint son souffle, espérant que l’arme était bien aiguisée et que l’instant serait bref, sans cris, sans reprise ; qu’elle ait au moins une mort propre, celle que n’avait pas eue Gaïus. Elle ne supporterait pas comme son époux les tortures et les injures, stoïque.

            Mais il n’entendait rien que les hurlements de la foule, enjoignant le soldat de laisser tomber son bras. Aucun cri d’horreur ou de douleur, ni même de victoire ; si la foule avait été satisfaite par son lot de sang, il était certain que le volume sonore aurait dû tripler et sombrer dans l’hystérie. 

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