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Et in Arcadia ego
9 juillet 2014

Chapitre XXI : Le triconque

 

 

            Romilia traversa la cour sans faire attention aux divers invités qui s’y trouvaient, se rafraîchissant autour du bassin et y abreuvant leurs bêtes. Le regard bas, elle se contentait de fixer les pavés, et se sentit soulagée lorsqu’elle attint le péristyle sans que personne ne lui ait rien demandé. Elle avait horreur des invités ; du moins, de ce genre d’invités là. Il y avait souvent des visiteurs à la villa, puisque les maîtres avaient de nombreux clients et des relations commerciales qu’ils devaient entretenir. Nombreux étaient ceux qui venait rencontrer l’intendant, discuter avec lui ou lui exposer des requêtes au fil de l’année.

Mais le rythme de la villa était alors plus tranquille, surtout pour elle qui était essentiellement une esclave affectée aux tâches domestiques, dans la fraîcheur des murs, pour l’entretien des lieux. Les visiteurs réguliers étaient des agriculteurs, des marchands, des artisans, qui lui étaient cent fois supérieurs. Mais ils ne lui faisaient pas la même impression que les invités privés du Dominus Valentinus. Ceux-là, qui arrivaient avec leurs esclaves personnels, dans des litières richement décorées, et qui allaient s’alanguir dans les jardins exotiques ou se reposer au bord des nymphées avant qu’on ne les conduise jusqu’aux appartements privés, au sud de la salle d’audience, étaient d’un autre type. C’étaient tous des gens importants, et leur avis comptait. Romilia savait bien que c’était ridicule, car ils ne se souciaient justement pas d’une esclave aussi insignifiante qu’elle, une simple esclave de maison, sans tâche d’envergure. Mais elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, s’ils allaient raconter au maître Valentinus Paetus qu’elle s’était présentée de manière discourtoise devant les hôtes, elle pourrait être fouettée, ou renvoyée aux travaux des champs.

            Arrivée dans le péristyle, elle se retourna donc brièvement, et à l’ombre d’une colonne les observa ; ils étaient aussi richement vêtus que l’était la Domina lorsqu’elle était arrivée l’avant-veille, ou peut-être plus encore. Elle ne parvenait pas à dire s’ils étaient de statut supérieur à leurs hôtes, ou si au contraire ils leur étaient inférieurs et tâchaient de paraître plus importants qu’ils ne l’étaient en vérité. Albana était bien plus douée qu’elle, pour deviner ce genre de choses.

 

            - Alors, ces rideaux ? la pressa la voix de Tacita dans son dos.

 

            Romilia hocha vigoureusement la tête, en se précipitant du côté de la salle de banquet avec les rideaux fraîchement lavés, qu’elle était allés chercher au séchoir. Ces draps de couleur bleue nuit, ornés de coutures dorées et argentées en alternance, étaient d’ordinaire rangés dans les coffres du tablinium, précieusement gardés. C’étaient de riches artefacts brodés de soieries, dont on ne faisait usage qu’en présence des maîtres, et surtout lorsqu’ils recevaient des invités, en certaines occasions. En l’occurrence, le Dominus et son épouse avaient décidé de venir fêter le début des vendanges dans la villa, et avaient invité les plus proches de leurs connaissances parmi les grandes familles romaines, à les rejoindre.

            Romilia suivit Tacita dans la salle de banquet, haute et austère, dépourvue de ses ornements, que l’on ne tarderait pas à mettre en place pour le soir. Depuis le matin, la villa était en ébullition ; les Vendemia ne seraient célébrées que le lendemain, mais dès ce jour l’on s’affairait, avec un mélange d’excitation et d’angoisse, à l’idée que l’on puisse oublier quelque détail et mécontenter les maîtres.

La salle, de forme carrée et flanquée de trois absides sur les côtés, était précédée d’un étroit couloir, dans lequel on parvenait par deux entrées latérales, ainsi qu’une entrée solennisée par une marche depuis le péristyle. Romilia n’eut pas le temps de déposer le panier, avant que des esclaves ne viennent piocher parmi les tissus qu’il contenait ; ils s’attelaient déjà à leur accrochage. Les rideaux servaient parfois de séparation entre les différentes pièces, mais comme le climat était chaud, et que la pièce donnait sur le péristyle fleuri, on laisserait l’entrée principale ouverte. Cependant, on accrocherait tout de même les rideaux, de part et d’autre de l’ouverture, pour la rendre plus formelle. Quant aux entrées latérales, elles servaient au passage des esclaves pour la gestion des repas et resteraient donc dégagées d’obstacles.

Tacita attrapa également quelques tissus pour les accrocher sur les murs des absides. La partie basse était plaquée de marbres colorés, mais la partie supérieure était simplement recouverte d’un enduit monochrome, et les tentures égaieraient la pièce. Le panier était désormais vide, et Romilia observait, impressionnée, les dessins brodés qui se formaient lorsqu’on assemblait les morceaux ; des figures de divinités qui s’enlaçaient ou au contraire se querellaient, se succédaient sur les murs.

 

- Pousse-toi de là ! grogna une voix grave dans son dos.

 

Romilia s’empressa de se mettre sur le côté de l’embrasure, tandis que plusieurs hommes entraient, portant de lourdes banquettes de bois plaquées de reliefs métalliques dorés, passaient et les plaçaient dans les absides, là où le décor de mosaïque était le plus modeste, en forme de demi-lune.

 

- Romilia, tu as quelque chose à faire, n’est-ce pas ? déclara Tacita d’un ton pincé, alors qu’elle faisait réarranger quelques rideaux par une de ses subordonnées.

 

La jeune fille acquiesça prestement avant de disparaître en direction des cuisines. En vérité, elle ne savait trop que faire désormais. Il y avait tant d’endroits où elle pourrait se rendre utile ; mais elle était prise dans l’effervescence et en l’absence d’ordres directs, avait beaucoup de mal à improviser.

 

* * *

 

            Silvia soupira lorsqu’à la sortie des cuisines, elle buta devant une troupe d’hommes portant de lourds meubles de bois, qu’ils déplaçaient vraisemblablement pour préparer le festin du soir. Ils tâchaient de se faire discrets, car les invités des maîtres de la maison étaient déjà arrivés, et qu’une villa de campagne se devait d’être un lieu de villégiature paisible. Cependant l’un d’entre eux ne cessait de grogner à voix basse sur ses collègues, jetant des regards lourds de reproches à son voisin immédiat. La jeune esclave romaine ne comprenait pas tout ce que ses semblables disaient. La langue ici était parfois altérée par des expressions et déformations du vocabulaire purement locales. Une part des conversations qu’elle entendait lui restait parfois obscure. Cependant il lui semblait que l’un des hommes avait lâché le meuble avant que le chef du convoi n’en donne l’ordre, écrasant au passage le pied du râleur.

 

            Elle tenait dans ses bras un empilement de deux coupes de fruits de saison, qu’elle devait apporter dans le jardin au centre du péristyle, où les invités étaient conviés à se rafraîchir, au bord du nymphée. Voyant que les hommes et leur chargement n’avançaient que peu, elle fit demi-tour pour emprunter un autre chemin, plus long en théorie, mais qu’elle parcourrait probablement plus rapidement. Ce faisant, elle passa dans le couloir qui menait aux diverses chambres d’hôtes du nord, toutes alignées et tournées vers l’est pour profiter du soleil du matin. Ici aussi, l’on s’affairait, l’on déplaçait des meubles dans les vestibules, et déjà l’on amenait les coffres remplis de vêtements que les invités avaient amenés pour leur séjour. Une partie d’entre eux était supposée rester jusqu’au commencement de l’hiver.

            La jeune esclave bouclée, serrant la mâchoire, très concentrée, se faufila dans cette enfilade de pièces, sans faire trembler les coupes de victuailles en verre qu’elle transportait. Elle parvint enfin à rejoindre de nouveau le péristyle, à l’opposée des cuisines, et aperçut de l’autre côté les hommes qui peinaient toujours à transporter leurs banquettes de bois.

 

            Le soleil avait chauffé les pierres qui bordaient le jardin, et elle sentit leur chaleur irradier ses pieds au travers de ses sandales, lorsqu’elle s’y engagea. Bien que le jardin compte quelques arbres, les rayons du soleil de midi tombaient droit et avaient asséché l’herbe. Du côté de l’entrée, face à la cour, le jardin était interrompu par un nymphée. De part et d’autre d’un mur, plaqué de marbres gris, de l’eau jaillissait de bouches de fontaines, au pied de trois statues placées dans des niches, et s’écoulait dans un petit bassin où nageaient quelques poissons.

La jeune Flavia était assise sur la marche au pied du nymphée, et contait une légende à un enfant âgé d’une demi-douzaine d’années, et qui l’écoutait d’un air absorbé. Le plus jeune fils des Vilerii, Lucius, était arrivé en fin de matinée en compagnie de ses deux grands frères, qui n’avaient pas tardé à partir à la conquête des vignes et vergés de la propriété. Abandonné dans la villa, il avait trouvé refuge dans les bras de la jeune fille blonde, qui pour une fois se consacrait à des occupations naïves et dépourvues de mauvaises intentions.

Devant le nymphée, à l’ombre des lauriers, l’on avait fait placer deux guéridons en métal, dont les pieds fins étaient recourbés en pattes de lions. Silvia s’approcha tranquillement pour y déposer les deux coupes de fruit, mais le choc du verre sur le métal laissa échapper un tintement sourd qui fit sursauter les deux aristocrates. Le petit garçon sourit à Silvia, qui lui répondit poliment, avant de s’éclipser. Elle entendit dans son dos les deux jeunes gens entamer un combat sans pitié, s’éclaboussant de l’eau du bassin. Elle pria mentalement pour que le chahut ne provoque pas la chute des guéridons, sans quoi ce seraient bien entendus les esclaves qui en feraient les frais sur tous les plans.

 

Elle tourna à l’angle du péristyle, se dirigeant vers les cuisines, et tomba nez à nez avec Romilia. La jeune blonde détourna les yeux et s’engagea avant elle dans la pièce.

 

            - Silvia ! entendit alors l’esclave romaine dans son dos.

 

            Kaeso se tenait derrière elle, droit et distingué, dans sa tenue de ministrus. Romilia, qui s’était arrêtée au milieu de son mouvement, reprit rapidement ses affaires, fuyant à la fois Silvia et le regard sévère du ministrus, elle qui ne pensait pas s’être illustrée par une efficacité démonstrative ces derniers temps.

            L’esclave brune resta, seule, et eut la présence d’esprit de se tenir droite et fière elle aussi, n’ayant rien à se reprocher. Elle était cependant perplexe, car il était rare que le ministrus s’adresse directement à une ancilla venue d’une autre domus. Tacita était responsable d’elle, et n’avait pas failli à sa tâche jusqu’ici.

 

            - Silvia, la Domina te fait demander. Elle t’attend dans sa chambre. Dépêche-toi de t’y rendre. Et… Silvia ! reprit-il alors que cette dernière s’apprêtait déjà à rejoindre l’escalier qui menait à l’étage supérieur. Vous seriez bien aimable de garder un œil sur Romilia. La jeune fille est épuisée, et j’ai eu le sentiment qu’elle vous avait pris en affection. Me suis-je trompé ?

 

            Silvia resta bouche bée et muette, face au sourcil interrogateur du ministrus. Que cette jeune insolente se soit prise d’affection pour elle lui semblait bien invraisemblable. D’une part, parce que personne ne s’était jamais pris d’affection pour elle. Il y avait certainement une raison à cela : elle ne témoignait elle-même d’affection à personne. D’autre part, Romilia était aussi indifférente à elle qu’elle l’était de son côté. Elles s’évitaient mutuellement et ne s’adressaient nullement la parole. Certes, Romilia avait cessé de l’accabler d’accusations sordides et de remarques concernant les mœurs romaines, contrairement à ses collègues, depuis le service qu’elle lui avait rendu le premier soir. Mais de là à évoquer une affection quelconque, il y avait un monde.

 

            - Je compte sur vous, conclut le ministrus avec un sourire entendu, en s’engageant d’un bon bas dans le couloir qui menait au triconque où l’on préparait toujours le décor du banquet.

 

            Silvia haussa les épaules, et se rappelant que la Domina Hortensia la demandait, s’orienta vers l’escalier pour l’étage, qu’elle grimpa quatre à quatre avant de parcourir le couloir rapidement. Elle était essoufflée, comme souvent ces derniers temps – le climat ici n’était vraiment pas adapté au travail. Il lui rappelait son enfance, mais à cette époque-là, jamais elle n’avait monté les escaliers quatre à quatre ou s’était épuisée à la tâche. La vie de princesse qu’elle avait menée était bien différente.

            Elle s’arrêta brièvement avant de pénétrer dans la chambre. Elle tâcha d’arranger son cucullus et sa coiffure, et de présenter un visage neutre devant la Domina. Puis elle entra, discrète mais solide, et se trouva derrière la Domina assise à sa table de coiffure.

 

            - Ah, Silvia, te voilà enfin, déclara la Domina en se retournant sur sa chaise.

 

            Silvia se courba légèrement, indiquant qu’elle se mettait à son service, sans relever le léger reproche dans la remarque que la femme avait faite. Elle avait fait au plus vite, dès que le ministrus l’avait avertie, et n’avait rien à se reprocher. En conséquence, elle servait, assidument, sans questionner. C’était ce qui faisait d’elle une ancilla irréprochable. Elle avait sa fierté, c’était certain. Mais elle était suffisamment sûre de savoir ce qu’elle faisait au quotidien pour ne pas s’alarmer de ce type de remarque, qu’une jeune fille telle que Lupa, à la domus, aurait prise tellement à cœur qu’elle se serait effondrée.

 

            - Je voulais te demander un service. A vrai dire, plusieurs, enchaîna la Domina sans sourciller, habituée à pouvoir compter sur son esclave et son infaillibilité face à ses exigences.

 

            La jeune esclave resta silencieuse, attentive, signalant qu’elle était prête à recevoir les ordres. Mais rien ne servait de parler, et elle savait que la Domina n’avait aucun souci de la discussion avec ses esclaves ; seulement de l’action.

 

            - J’aimerais que tu partgaes ton temps entre mon service et celui de Rosa Vileria. Elle et ses trois plus jeunes enfants seront rejoints par leurs esclaves d’ici la semaine prochaine, mais durant ce temps tu prendras soin d’eux.

 

            Silvia acquiesça, se demandant cependant comment elle allait pouvoir assumer cette tâche double – certes, Tacita serait forcée de lui confier moins de tâches ingrates dont elle se passerait volontiers, mais son emploi du temps allait s’en retrouver bien plus chargé. Rosa Vileria était accompagnée de trois enfants, ce qui exigeait un travail important.

 

            - Et j’aimerais que tu prennes avec toi l’une des esclaves de la maison, ajouta la Domina, répondant à ses interrogations. A vous deux, vous parviendrez sans aucun mal à subvenir aux besoins de chacun pendant une petite semaine.

 

            Silvia ouvrit la bouche, s’apprêtant à répondre, mais se ravisa. Pour une fois dans sa vie, elle ne savait réellement s’il fallait qu’elle réponde, et ce qu’elle devait dire le cas échéant. La situation était nouvelle et, peut-être était-ce le fait de la chaleur, de sa fatigue, ou tout simplement du fait qu’elle connaissait mal la villa, mais elle ne savait trop que faire. Elle inclina la tête et tourna les talons, se disant qu’après tout, en tant qu’ancilla, elle n’avait pas à tout faire toute seule. Elle pourrait tout à fait demander conseil à Kaeso ou à Tacita.

 

            - A vrai dire… entendit-elle parler la Domina qui s’était de nouveau tournée vers sa table, où elle ouvrait un coffret d’ivoire peint dans lequel se trouvaient ses bijoux. A vrai dire, il se pourrait que nous ayons prochainement besoin d’une nouvelle ancilla à Rome. Choisis-la bien, et forme-la, il y a de fortes chances que nous la ramenions avec nous.

 

Elle laissa retomber le couvercle du coffret, qui produisit un petit claquement.

 

            - Bien, madame, affirma Silvia en sortant à reculons dans le couloir.

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