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Et in Arcadia ego
6 juillet 2014

Chapitre XVII : Basilica

 

 

Paullus rouvrit les yeux sur Lucrecia au loin, qui s’était immobilisée, mais que le soldat empoignait toujours fermement de ses deux mains en étau ; elle cachait son visage dans ses bras, attendant sans doute d’apprendre que tout était fini, comme son frère l’avait fait quelques secondes auparavant. Un capitaine de la garde prétorienne que Paullus reconnut à ses insignes, se tenait aux côtés de celui qui avait excité les foules, qui tenait désormais son arme basse, la pointe orientée vers le sol, et dévisageait son supérieur, attendant un ordre de sa part. L’homme lui parlait à voix basse, calme et majestueux. Le soldat opina du chef et rangea son arme dans son fourreau, dans un frottement métallique. Le son fit réagir Lucrecia qui regarda prudemment entre ses doigts, craignant certainement d’assister à un spectacle sanglant qui l’aurait marquée à vie. Mais Cornelia s’était redressée, à genou, fixant le capitaine d’un air implorant et plein d’espoir.

- Cette femme sera conduite à la basilica pour qu’on lui rende justice ! déclama le capitaine en la saisissant sans douceur par le bras, la redressant sur ses deux pieds.

Il la confia à un soldat qui se chargea de la mener, suivant le capitaine, jusqu’à son cheval, où l’on entreprit de lui attacher les mains avec une corde nouée ; elle marcherait derrière l’animal. Plusieurs soldats de la garde se chargeaient de dissoudre la foule, qui s’éparpilla sur le forum, retournant à ses occupations. Le soldat qui tenait encore Lucrecia hésitait, suivant le capitaine mais ne sachant réellement quoi faire de l’enfant.
Paullus se rua en avant, à contre-sens de la foule, pour rejoindre sa sœur et sa mère auprès des gardes ; peu importait qu’on l’emporte avec elles, il préférait cela que de savoir sa sœur livrée à elle-même dans les rues de Rome. Il se jeta à genoux devant le cheval que le capitaine s’apprêtait à monter, et qui s’interrompit dans son mouvement, surpris, tenant dans sa main droite la crinière de l’animal, la main gauche posée sur le pommeau de son épée, prêt à la dégainer, méfiant. 

- Cette femme est ma mère, et cette enfant est ma sœur ; laissez-moi l’emmener loin d’ici et grandir fidèle à son empereur, je vous en supplie ! déclara-t-il sans réfléchir, sous le regard sévère du capitaine.

A sa grande surprise, l’homme lâcha et la crinière et le pommeau, et lui tendit une main solide, l’enjoignant à la saisir pour se relever.

- Relève toi, Paullus fils de Gaïus Fulvius, dit-il d’une voix douce mais sans appel.

Le jeune homme n’osa pas saisir la main, que le capitaine laissa retomber en haussant les épaules, la reposant sur sa ceinture, tandis que Paullus se relevait et époussetait ses genoux le plus discrètement possible, le regard empli de toute la gratitude qu’il pouvait témoigner à un garde prétorien. 

- Comment connaissez-vous mon nom ? laissa-t-il échapper, trop interpellé pour réfléchir à la manière qu’il convenait d’employer pour ne pas paraître impertinent auprès d’un personnage si influent, de qui dépendait en outre la survie de toute sa famille.

- Nous t’avons fait surveiller pendant tout ce mois-ci, et nous savons que tu n’es pas chrétien, ta sauvegarde est sûre, tout comme celle de ta sœur ; tu peux l’emmener. Mais nous emmenons ta mère qui sera emprisonnée jusqu’à ce que le tribunal décide de sa destinée, répondit-il l’homme sans se formaliser.

Il agrippa la crinière de son cheval et se hissa sur son dos avec adresse, jetant à Paullus un regard compatissant, semblant presque s’excuser. Il marqua une secousse sur les flancs de l’animal qui se mit à avancer au pas, emportant sur sa croupe le capitaine, le regard fixé loin devant lui ; derrière à la corde attachée, reliée à la selle, se trouvait Cornelia les mains tendues, échevelée, les yeux exorbités et la bouche grande ouverte, hagarde. Elle semblait ainsi presque folle. Elle se mit en marche, tirée par les liens qui la tenaient, avançant ses pas de façon automatique. Etait-elle vraiment consciente de ce qui lui arrivait ? Elle croisa le regard de Paullus sans sembler le reconnaitre, passant devant lui sans un mot, sans se retourner. 
Le jeune homme serra les dents, se demandant s’il reverrait un jour sa mère, s’infligeant de terribles remords, se sentant responsable de la folie dans laquelle elle avait sombré. Il aurait pu être davantage présent auprès d’elle, lui interdire de fréquenter Titus ou la « domus ». Cela n’aurait peut-être rien arrangé, car en somme c’était la mort de Gaïus qui l’avait mené jusqu’ici. En vérité, tout était, tout avait toujours été, de la faute de Gaïus. C’était lui qui les avait empêtrés jusqu’au cou dans cette malédiction de christianisme. 

- Elle est à vous ! jeta le soldat de la garde en précipitant Lucrecia comme un paquet contre sa hanche, emboîtant le pas à ses collègues qui reprenaient à présent leur garde sur le forum. 

Il s’éloigna sans plus de commentaires, laissant Paullus et sa sœur comme deux naufragés l’un contre l’autre serrés, deux orphelins abandonnés, qui échangèrent un regard douloureux. Lucrecia pleurait, et Paullus la hissa sur son dos, se mettant à marcher ; le chemin serait long jusqu’à chez eux, mais ils n’avaient pas le choix. Il fallait rentrer.


* * *



Paullus s’assit auprès de Lucrecia et la prit dans ses bras. L’enfant l’enlaça sans demander son reste, nichant sa minuscule tête dans son cou. Il sentit ses larmes salées couler. Elle sanglotait sans arrêt, depuis l’arrestation de sa mère la veille. Elle s’arrêtait de temps à autre, peut-être pour respirer. Paullus se demandait où elle pouvait trouver toutes ces larmes ; lui-même avait l’œil sec et endormi. Incapable de pleurer, ni même de paniquer, il tournait et revenait sur ses pas dans la maison et l’atelier, ne sachant où donner de la tête. La rumeur était passée dans le quartier : Cornelia avait suivi les pas de Gaïus Fulvius dans son hérésie, et le fils était resté sans l’aider. 
Quel avenir pourrait avoir Lucrecia au sein de cette famille ? Paullus n’avait pas trouvé de solution pour Cornelia ni pour lui-même, alors il s’était pris à songer à une solution pour sa sœur. Il pourrait la confier à un proche, pour qu’elle grandisse loin de lui, loin du passé lourd de sa famille qui l’empêcherait d’avancer. Mais leurs seuls proches étaient Titus et Octavia – or ils étaient chrétiens, et ils étaient même les complices de la chute de Cornelia. Ça n’était pas une solution. Il avait évalué plusieurs autres possibilités : la commerçante de la via voisine, qui était amie avec Cornelia – mais il ne la connaissait lui-même pas assez – le charpentier qui habitait à quelques îlots d’ici, un ami de Gaïus, qu’il appréciait beaucoup et qui était d’une générosité aussi grande que sa rigueur morale – mais il était vieux et ne vivrait pas suffisamment encore pour donner le temps à Lucrecia de comprendre les chances qu’elle avait, et celles qu’elle n’avait pas. 


- Quand est-ce que maman reviendra ? murmura la petite fille d’une voix faible, osant à peine parler à son grand frère taciturne, le visage fermé, qui s’agitait depuis la veille sans qu’elle ne comprenne son problème. 

Il se détacha d’elle, et plongea son regard dans les prunelles claires de l’enfant ; Lucrecia était loin d’être bête, et sa sensibilité n’était pas due qu’à son jeune âge, Paullus le savait – car elle était solide et insubmersible, tel le roseau elle pliait mais ne romprait pas. Elle posait la question car elle voulait savoir, car elle voulait qu’il lui dise clairement ce dont elle se doutait déjà : Cornelia ne reviendrait peut-être pas. Elle serait jugée cet après-midi à la basilica, en tant que chrétienne, et elle serait bien chanceuse si elle n’était pas condamnée à la mort. 

- Je vais aller la voir, et si je la ramène avec moi je te le ferai savoir le plus vite possible, lui assura-t-il en la regardant bien droit dans les yeux, elle qui jugeait avec sévérité de sa franchise. En attendant tu iras chez Titus et Octavia. 

Certes, ils étaient en partie responsables de ce qui était arrivé à Cornelia, elle qu’ils avaient encouragée à entretenir sa foi chrétienne. Mais ils étaient, justement, tout à fait instruits de la situation de la famille ; et si jamais les choses tournaient mal pour lui et qu’il ne revenait pas, chose qu’il redoutait car les mouvements de foule étaient dangereux ces derniers temps, dans ce genre de situation - il n’était pas rare que la foule se fasse justice elle-même – ils prendraient soin d’elle, et c’était le minimum que l’on puisse lui souhaiter. Elle fronça les sourcils, perplexe ; des sourcils broussailleux, comme ceux de Paullus, comme ceux de Gaïus dont elle avait hérité. 

- Et tu reviendras me chercher ? demanda-t-elle, suspicieuse, en prenant les mains de son frère qu’elle serra dans les deux siennes, minuscules et glacées.

Elle était malheureusement bien trop perspicace pour qu’il puisse donc lui cacher le fait que le problème était loin d’être réglé, et qu’il se mettait en danger en allant assister au jugement de Cornelia à la basilica. 

- Oui, sans faute. Je te le promets, jura-t-il cependant en réchauffant dans ses mains tièdes celles de sa sœur.

Elle se leva alors tranquillement et retourna, silencieuse et calme dans la maison, où elle se munit de sa poupée de chiffons qui tombait en lambeaux. Paullus la suivit et se munit d’une bourse contenant quelques pièces qu’il avait épargnées, avant de lui indiquer la porte vers la sortie. La petite fille marcha devant lui, le menton haut, fière et courageuse : cette allure qu’elle se donnait cachait à n’en pas douter la peur qu’elle ressentait d’être abandonnée, la peur qu’elle avait de savoir que Paullus et Cornelia seraient acculés face aux soldats qui avaient l’autre jour essayé de les tuer. Mais elle croyait en la promesse de son frère, et même si elle prenait ses airs de guerrière aux yeux clairs ombragés, bardée derrière ses mèches de cheveux rebelles d’enfant farouche, elle avait bon espoir qu’il ne lui ramène sa mère.
Quand ils entrèrent dans la boutique de Titus elle se tourna vers lui, décidée, sachant le moment de la séparation venue.

- Tu la ramènes, dit-elle simplement à son frère qui se tenait appuyé au chambranle de la porte, que Titus saluait tandis qu’Octavia attrapait déjà la petite fille par la main pour la mener dans la maison auprès de ses cousines. 

L’ordre était sans fléchir, et Paullus sentir son cœur se serrer, sachant d’avance que ce que sa sœur réclamait n’était pas encore réalisé. Oserait-il, le cas échéant, se présenter devant elle sans sa mère ? Il le faudrait. Il secoua la tête, chassant ces pensées sombres qui n’étaient pas nécessaires puisque, pour le moment, l’espoir existait encore que Cornelia soit libérée. Sans un mot pour Titus, il tourna les talons ; il ne lui devait rien, plus rien du tout. 

- Bon courage ! entendit-il cependant derrière lui, ce qui l’énerva plutôt que de l’apaiser.

Que Titus aille en Enfer, avec sa maudite religion. 

* * *



La basilica était noire de monde. Le vaste édifice rectangulaire était ouvert par trois portes monumentales, du côté de la large façade. Les orateurs se tenaient sur une estrade, surélevés, sous une rangée de vastes fenêtres d’où tombait une lumière vive les auréolant : ainsi parés, ils étaient la justice, la parole vraie qui exécutait les lois de l’Empire, les lois qui régissaient l’ordre romain. 
Face à eux et autour, la foule s’ébattait, bruyante, vulgaire et sale. Paullus entendait de toutes parts proférées des insultes en direction de ceux qui étaient jugés. C’était en l’instant une jeune fille d’à peine douze ans, accusée d’avoir volé des légumes à un étalage, le jour du précédent marché. On l’invectivait pour le plaisir même, l’occasion de crier et de traîner dans la boue les autres, sans risquer d’être soi-même entaché. Mais le jeune homme laissait passer, placide, habitué. Il était déjà venu la veille, dans l’attente du procès de sa mère, mais il y avait d’autres détenus avant elle et il avait fallu patienter. La journée à la basilique lui avait donné un mal de crâne tel qu’il avait dû rester allongé presque toute la soirée – mais il était sorti acheter de quoi nourrir Lucrecia. 

Les orateurs rendirent leur jugement : la jeune fille était simplement condamnée à quelques travaux forcés d’intérêt général, au service de la ville de Rome. C’était une sentence légère et appropriée. D’une manière générale en vérité, il fallait bien avouer que la justice à Rome était plutôt bien rendue – du moins en ce qui concernait les citoyens, dotés de bons droits. La situation était plus délicate pour les esclaves, même si elle tendait à s’améliorer ; les sévices corporels étaient de moins en moins pratiqués, tout du moins plus pour toute faute légère, et les conditions sanitaires des esclaves en milieu urbain s’amélioraient. Paullus ne savait exactement ce qu’il en était pour les esclaves du monde rural, qui s’exténuaient aux champs et qui, disait-on, avaient plus de velléités de fuites, violemment punies. Il avait entendu les diatribes de son père Gaïus pendant de longues heures à ce sujet – saint Gaïus, fervent défenseur des esclaves opprimés. Mais, il fallait bien que Paullus reconnaisse avec humilité que les idéaux chrétiens de son père à cet égard étaient louables. 

La foule se dispersait vaguement entre chaque jugement – quelques personnes venaient assister au procès de proches, ou de personnes dont ils avaient entendu parler, et quittaient la salle. D’autres s’agitaient, parlaient avec leurs voisins ou déployaient quelques mets à grignoter pour se divertir. On venait beaucoup, ces derniers temps, assister aux procès pour le simple plaisir de voir, avec un peu de chance, la condamnation de ces satanés chrétiens. Paullus poussa un soupir et se concentra sur ce qui allait suivre. Par la porte de droite, celle opposée à la porte par laquelle il était entré et près de laquelle il se tenait, étaient entrés deux soldats romains, de la garde prétorienne, portant le bouclier ovale et la lance fuselée pointée vers le ciel. Ils encadraient une femme brune échevelée au regard pitoyable d’oiseau au plumage clairsemé. Elle avait les mains liées, et ils la précipitèrent sans ménagement sur l’estrade, sur les marches desquelles elle trébucha. La foule éclata d’un grand rire gras. C'était Cornelia.

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