Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Et in Arcadia ego
2 décembre 2013

Chapitre XV : Paullus Fulvius

 

 

            Cincinnata se mit à marmonner dans son sommeil, et Aemilia sursauta, surprise dans ses pensées, se penchant sur l’enfant qui dormait cependant profondément, d’un souffle léger et régulier. La jeune esclave épuisée, physiquement comme émotionnellement, laissa de nouveau aller sa tête contre le mur, s’accordant quelques minutes de répit volées, fermant les yeux et savourant le silence des lieux. Elle était tellement éreintée qu’elle ne parvenait même plus à éprouver une once de culpabilité lorsqu’elle se reposait ainsi, à une heure indue de la journée, sous le faux prétexte de s’occuper de Cincinnata. Elle soupira profondément, sentant son âme se délester dans l’air des conflits qui l’accablaient.

 

            - Tu as eu beaucoup de chance, siffla une voix sèche et bien trop coutumière à son goût dans l’air.

 

            Aemilia rouvrit les yeux et se redressa si vite qu’elle sentit sa tête tourner, découvrant sans surprise en face d’elle le visage taillé à la serpe de Silvia, qui dardait sur elle ses iris verts piquants, la bouche tordue dans une moue mauvaise, le visage encadré de boucles tombantes, tels des serpents qui l’accusaient de leurs pointes. Elle tenait sous son bras un paquet de linge, des cucullus fraîchement lavés, qu’elle venait remettre à leur place, aussi propres que possible, de nouveau prêts à être portés.

 

            - Tu t’en es peut-être sortie cette fois, constata l’ancilla d’un ton haché par la haine, mais toi et tes vermines de copains finirez tous décapités, un à un !

 

            Aemilia plissa le front, perplexe à l’entente de la menace, pleine d’une violence dont l’esclave n’était certainement pas capable elle-même ; certes, elle savait visiblement des choses qu’elle aurait dû ignorer à son sujet, et peut-être aussi sur le compte de Lupa. Mais elle doutait sérieusement que Silvia soit susceptible de les dénoncer, et par conséquent ce n’étaient que des promesses dans le vent, dans l’espoir, peut-être, qu’effectivement elles seraient démasquées. C’étaient de tristes paroles de la part de l’esclave pour qui elle en venait parfois à éprouver de la pitié, d’autant qu’Aemilia doutait que cela rende Silvia plus heureuse. L’esclave se construisait elle-même une vie impossible.

            Et que dire d’elle ? Toutes deux se ressemblaient peut-être davantage qu’elles n’auraient osé l’admettre, fut-ce sous la torture. N’était-elle pas, elle-même, du genre à se créer des ennuis toute seule ? Elle avait été dès le premier instant tout à fait consciente des dangers qu’elle prenait, lorsqu’elle s’était convertie à la religion chrétienne, renonçant à tous les cultes obscurs des païens. Cela faisait deux ans, déjà, qu’elle s’échinait à trouver des astuces complexes pour pouvoir continuer sur la voie de sa foi sans être découverte. Et à quoi bon ? Elle était aujourd’hui perdue dans un labyrinthe, acculée dans un cul-de-sac.

 

            Silvia haussa ses sourcils noirs et fins, arqués comme des ailes de corbeau, plissant les yeux, et tourna les talons sans que sa collègue n’ait prononcé un mot. Toute épuisée qu’elle était de toute manière, elle ne se sentait pas la force de répliquer par quelque cinglante réplique, comme elles en échangeaient habituellement.

            Elle se mordit les lèvres en repensant aux mots employés par Silvia. Ils n’étaient, aux yeux des autres, qu’une espèce de vermine. Une vermine, des traîtres et rien de plus, pour oser aller contre la volonté même de l’empereur ; et qui n’était pas avec l’empereur n’était pas avec l’Empire. Et qui n’était pas avec l’Empire n’était plus dans l’Empire ; c’était aussi simple que cela. Elle rêvait en vérité de plus en plus souvent, de ne plus être dans l’Empire : de retrouver les terres de ses ancêtres auxquelles on l’avait arrachée. Mais elle savait que ces terres n’existaient plus, qu’elles étaient romaines comme partout ailleurs désormais, comme presque l’ensemble du monde connu. Il fallait être avec et dans l’Empire, ou mourir. On disait que le monde se poursuivait au-delà des frontières, mais la vérité était que tous étaient plus ou moins romains désormais, et que l’on n’avait d’autre choix qu’être dans l’Empire, d’être romain, partout où l’on allait.

            Il n’y avait pas de lieu pour les chrétiens ; personne ne viendrait pour les guider, comme Moïse avait mené les juifs jusqu’à une terre promise. Car la terre des chrétiens prétendait être partout, toujours ; et de ce fait elle n’était nulle part, puisqu’ils étaient chassés, décapités comme l’avait souligné Silvia. Ils étaient malvenus où qu’ils aillent, car l’Empire était le fait des dieux païens qui investissaient l’empereur de ses pouvoirs et donnait au peuple son dû ; et ceux qui ne priaient pas les dieux païens étaient en conséquence un danger pour l’avenir et la subsistance de tous. Ils contrevenaient à la pax deorum, celle que l’on obtenait sous leur soumission, par contrat, et qui était remise en péril chaque fois qu’un romain contredisait les idoles païennes. C’étaient, du moins, les raisons invoquées pour justifier les lois grâce auxquelles il était juste et légitime de pourchasser, de tuer les chrétiens. L’Empire en avait peur.  

 

            - Et s’ils nous trouvent ils seront surpris de rencontrer le peuple aimé de Dieu, qui triomphera de la mort qu’ils nous réservent, et ils seront surpris de nous voir renaître comme le Christ est revenu, et ils seront surpris de s’être fourvoyés ; et enfin quand Dieu touchera leurs yeux de sa main, ils trouveront avec joie, comme ils nous auront trouvés, la voie céleste pour les sauver.

 

            C’était ainsi qu’avait expliqué le prêtre Aurelius combien les édits de persécutions impériaux étaient pour eux, non pas une promesse de mort comme les infidèles aveugles le croyaient, mais la certitude d’une victoire universelle de la foi chrétienne sur les païens qui se trompaient et refusaient de voir que leurs dieux n’étaient que des statues vaines, qu’il convenait de jeter à terre et de briser pour s’en défaire tout à fait.

            Aemilia avait alors croisé le regard de Gaïus Fulvius dans la foule – qui aurait cru alors qu’il serait tué, et ne renaîtrait pas ? Elle espérait de tout cœur qu’au-delà, il s’était relevé, plus fort et triomphant, renaissant à la vie malgré tous les sévices qu’il avait subi. Gaïus Fulvius lui avait adressé son sourire amusé, les yeux pétillants, sûr de sa foi ; comme elle l’enviait ! Elle aurait aimé être aussi certaine de ce qu’elle pensait, du Dieu qu’elle chérissait, de ce qu’elle serait prête à supporter en son nom.

 

            Qu’allait subir Paullus ? Elle n’était pas certaine qu’il soit aussi sûr de sa foi que son père. Elle était même convaincue d’avoir plusieurs fois été le témoin de l’attitude désinvolte du jeune homme, inattentif lors des messes, sans arrêt en retard voire absent, lui qui pourtant, contrairement à Aemilia, était libre de ses faits et déplacements dans Rome.

            Après avoir rencontré Gaïus, à la « domus » Aemilia avait en effet rencontré Paullus. Jamais elle n’aurait pu alors soupçonner qu’il ait été son fils, bien qu’elle eût par la suite remarqué quelques ressemblances entre les deux ; dans les fossettes qui creusaient leurs joues quand ils souriaient, dans la forme aplatie de leurs nez, dans l’épis qui couronnait leur chevelure à l’arrière du crâne, dans leurs sourcils broussailleux plats et courts. Mais il semblait constamment s’échiner à s’identifier le moins possible à son père, à dédaigner et remettre en doute tout ce que son père acceptait, sans pour autant parvenir à s’en détacher ni à l’ignorer vraiment. Paullus n’était pas encore adulte, c’était un fait ; il n’avait pas su trouver sa voie face à son père. Et puis un jour, il n’avait plus eu de père. C’était une manière comme une autre de parvenir à s’en défaire – mais des plus radicales. Elle ne l’avait plus revu depuis.

           

            Une semaine après l’accident de la via Casale, qui avait valu à Aemilia de dormir sans couvertures dans une cellule minuscule où l’humidité régnait en maître sur les moisissures pendant quatre jours, en punition pour la tenue qu’elle avait présentée devant la Domina au retour de sa promenade, elle était retournée à la domus ecclesia. Elle avait profité de la demande de Clodia qui avait besoin d’un sel raffiné qu’on ne trouvait en vente sur le marché qu’en certains jours particuliers, et chez un commerçant qu’elle connaissait dont elle lui avait confié le nom. Une fois s’étant procurée l’article sans lequel elle ne pouvait rentrer, elle avait laissé ses pas la guider jusqu’à la « domus », espérant y retrouver quelques membres connus.

            Elle ne comptait pas sur Lupa, avec qui il était rare qu’elle se rende à la « domus » puisqu’il était quasiment impossible qu’elles aient la chance d’obtenir quelques heures de liberté en même temps. Pourtant, Lupa avait été celle qui l’avait menée à la « domus » la première fois ; on la pensait souvent bête et frivole, mais Lupa était une jeune fille à la personnalité bien plus complexe qu’elle ne le laissait penser. Certes, elle était bavarde et très influençable, mais elle cachait derrière cette dépendance affective forte la volonté d’une jeune femme blessée, elle qui avait eu une enfance tourmentée, abandonnée par sa mère dont on savait seulement qu’elle était une prostituée, ce qui lui avait donné son nom. Elle n’attendait pas beaucoup de sa vie, sinon de s’amuser et de s’émerveiller ; mais de son Dieu elle attendait le pardon, elle qui était née de la manière la plus vile qui soit, et la rédemption. Elle avait trouvé chez les chrétiens le regard pur, susceptible de l’accepter, sans la différencier des autres au nom de ce qu’elle était ; l’occasion d’être Lupa, sans être ni l’orpheline ni le sang sale et corrompu d’une prostituée. Elle avait, enfin, trouvé chez les chrétiens une maison.

 

            Un jeune homme boudeur, les bras croisés, était appuyé contre une colonne. Il l’avait regardée passer, le regard sombre. Elle ne l’avait pas vu.

            Gaïus Fulvius était dans la cour de la villa, portant sur ses épaules une petite fille aux airs malicieux, qui riait aux éclats ; sa femme l’avait fait descendre pour la prendre dans ses bras. Aemilia était passée comme une ombre, silencieuse mais apaisée par ce spectacle qui donnait à son sauveur une nouvelle dimension. Il était l’incarnation de ce qui lui plaisait chez les chrétiens : cette bonté d’âme, cette simplicité de vivre. Cette audace bien placée au service de la justice divine sans ombre, sans être jamais cependant effrontée. Il était, qui plus est, une des rares personnes au monde qui lui avaient un jour adressé la parole comme à une égale, et non pas une esclave, malgré son statut qui lui était supérieur. Cette manière d’être de Gaïus, sa façon de parler avec la modestie d’un être humain humble face à Dieu, dérangeaient Aemilia et lui plaisaient à la fois ; il était un idéal au sein d’un monde corrompu.

 

            Elle devait rencontrer Paullus Fulvius quelques semaines plus tard : un jeune homme mal à l’aise et hors de lui, perdu dans la masse des fidèles à la messe, agité et inconstant. Elle lui avait souri, il était parti. Elle ne pensait pas le revoir alors ; elle ne savait pas qu’il était le fils du brillant Gaïus, qui la saluait poliment chaque fois qu’il la croisait, qui s’enquérait gentiment de son état.

            Mais trois jours plus tard elle se rendait à la « domus » en dehors des messes, pour y recevoir la catéchèse, pour être un jour baptisée ; elle savait qu’on acceptait de baptiser les esclaves, reçus au royaume de Dieu comme les autres, égaux dans leur condition humaine. Les païens, eux, ne toléraient pas les esclaves aux célébrations – car ils n’étaient qu’objets et possessions. Et sur les bancs de la « domus », en face de l’endroit où elle s’était assise, se trouvait le même jeune homme à la mine renfrognée. Surprise par la présence de ce garçon désagréable, qui n’avait pas manifesté lors de la dernière célébration un très vif intérêt, elle laissa tomber le filet qu’elle tenait à la main ; du tressage de cordes s’échappèrent des pommes, dont une qui roula dans la pièce, passant la ligne au milieu du décor de mosaïque où se trouvait une bande traitée en guillochis végétaux stylisés ; elle s’arrêta en butant contre les pieds de Paullus Fulvius.

 

            Aemilia rouge de honte ramassa les pommes échappées et les remit dans le filet, accroupie sur le sol de mosaïque dont elle admirait maintenant les détails qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de voir vraiment, la « domus » étant toujours noire de monde. Le sol était orné de part et d’autre de motifs marins, de scènes de pêche peuplées de poissons et autres animaux parmi lesquels elle reconnaissant la baleine de Jonas, aux dents pointues, qui le recrachait. Elle leva le menton en se mordant la lèvre ; elle ne pouvait décemment pas traverser la ligne et se rendre dans la partie de la pièce réservée aux hommes. Mais Paullus Fulvius s’était levé, saisissant lui-même le fruit dans sa main, et s’était avancé jusqu’à elle. Par-dessus la ligne divisant l’espace masculin et l’espace féminin, face à face, tendant le bras, il lui rendit la pomme.

 

            - Elle a roulé jusqu’à moi, mais elle t’appartient, déclara-t-il tandis qu’elle hésitait à la prendre, étonnée par ce geste. Il est heureux que les pommes puissent célébrer la messe où elles le veulent, ajouta-t-il dans un sourire.

 

            - Si elle veut célébrer la messe à tes côtés, tu es libre de la garder ; mais elle appartient à mon maître, et je devrai la lui rendre, fut-elle alors devenue chrétienne, répondit-elle avec humour.

 

            Il s’était mis à rire, et avait laissé retomber son bras le long de son corps, serrant toujours la pomme entre ses doigts.

 

            - C’est ce qu’on verra, lança-t-il en retournant à sa place, tandis que le prêtre Aurelius s’avançait, fronçant les sourcils en voyant les jeunes gens debout au milieu de la nef, les enjoignant à retourner s’asseoir au plus vite.

 

            Et il posa la pomme sur le banc, à ses côtés.

 

* * *

 

Petite note :

On ne sait pas vraiment comment étaient divisés les espaces dans les domus chrétiennes, puisque... nous n'avons pas conservé suffisamment de domus chrétiennes. En plus les solutions étaient sans doute diverses et variées, donc on peut plus ou moins dire que tout était possible et imaginable. Mais donc, ici ça n'est qu'une invention. 

Publicité
Publicité
Commentaires
Et in Arcadia ego
  • Projet NaNo (National Novel Writing Month) 2013 - objectif 50 000 mots en 30 jours seulement ! (soit 1668 mots par jour environ). Roman sur fond historique se déroulant au IVe siècle de notre ère (301, dernière persécution de Dioclétien - 350 environ).
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité