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Et in Arcadia ego
28 novembre 2013

Chapitre XIV : Gaïus Fulvius

 

            Le silence était tendu par l’inquiétude, tandis que les esclaves attendaient que le maître leur explique les raisons de sa colère froide ; sa voix dure et tonitruante les avait acculés contre le mur, et fait voler en éclat leur apparence calme. Certains affichaient une moue ennuyée, se sachant irréprochables, d’autres étaient vaguement agités, ne semblant pas tout à faire comprendre les enjeux du moment mais en ressentir l’importance – comme c’était le cas de Probus, animé de ses mimiques faciales troublantes, qui d’ailleurs n’avait peut-être effectivement rien compris, lui qui ne maîtrisait toujours pas parfaitement le latin. Aemilia tâchait de rester impassible et d’afficher la même expression ennuyée et perplexe que ses congénères. Mais elle sentait brûler ses joues sous le regard paniqué de Lupa, qui n’avait pu s’empêcher d’orienter vers elle sa face lunaire percée de deux yeux exorbités ronds comme des billes. C’était une réaction absolument stupide de sa part, mais Aemilia feignait de ne pas s’en apercevoir, et ne pouvait lui en vouloir ; la pauvre esclave était une vraie peureuse parfois, mais c’était sa sœur de cœur, sa sœur dans leur croyance, et tout ce qu’elles devraient vivre vis-à-vis de leur religion honnie, elles le vivraient ensemble. Même si cela signifiait le bannissement, le fouet ou la mort.

 

            Cependant elle n’était pas particulièrement inquiète pour elles, pour le moment, car le Dominus Valentinus Paetus semblait assez déstabilisé à son tour, face à leurs réactions variées et pour certaines incompréhensibles. Clodia soupira, presque soulagée ; il semblait simplement que le Dominus ne se soit pas aperçu de la frayeur qu’il provoquait chez ses esclaves. Il avait employé un ton dur et proférer des menaces mais n’avait rien à leur reprocher de concret dans l’immédiat ; mais il était tout puissant face à eux, et il était normal que les esclaves le craignent. Que pouvait-on attendre de plus en fait, d’un Brutus dont la nervosité extrême se manifestait visuellement par des pathologies faciales prononcées ?

 

            - La situation est grave, car le nom de mes ancêtres, celui de mes enfants, et celui que moi-même je porte, a failli être entaché, reprit-il, plus placidement, faisant lever les sourcils du ministrus et de la cuisinière surpris. La domus Aquilius aurait pu être traînée dans la honte, dans le mépris, et la médisance dans toute la ville et dans l’empire.

 

            Le discours était impressionnant ; nul n’aurait pu de la sorte soupçonner une telle déchéance pour le Dominus Valentinus Aquilius, nul ne le soupçonnait jamais d’ailleurs ni ne pensait imaginer que cela fut possible. Nul ne comprenait en fait à quel déshonneur il faisait référence, pas même le ministrus et Clodia qui échangèrent un regard dubitatif, se demandant avant tout en quoi cela les concernait.

 

            - Vous n’êtes pas sans savoir, bien sûr, que nous, familles aristocratiques anciennes et respectables, sommes engagés dans une lutte noble contre les hérésies, contre les trahisons envers nos bien-aimés Augustes Dioclétien et Maximien ; en raison de quoi sont traqués les traîtres dans toute la ville et l’empire.

 

            C’était donc le fond du problème. Les chrétiens, encore ! Clodia eut presque envie de hausser les épaules, mais cela pouvait être interprété comme un signe de mépris face aux actions essentielles dont se vantait le patricien. Mais le fait était que leur maison n’était pas concernée : des chrétiens, dans la domus Aquiliana ? C’était absolument invraisemblable, car les chrétiens se multipliaient comme des parasites dans les zones périphériques de Rome, là où les esclaves et la plèbe étaient pauvres et désespérés, se laissant berner par des croyances improbables. Personne, dans la domus Aquiliana, ne pouvait se laisser aller à de telles incohérences : au service d’une des plus grandes familles de Rome, et alors qu’on profitait des richesses et des ressources abondantes proférées par les divinités généreuses qui présidaient à la vie de la familia, douter de leur existence ou de leur bienfaisance. Le Dominus se payait d’un discours bien inutile à ses yeux ; et de tant de remous !

 

            Aemilia cependant posait sur le Dominus un regard neutre mais plus attentif que jamais. Il ne semblait pas soupçonner la croyance de certains des esclaves qu’il avait pourtant devant lui. Ce discours ne s’adressait pas à elle ; mais elle le recevait pourtant et ne voulait pas en manquer une seule miette.

 

            - Or, alors même que nous traquons dans la ville cette vermine, j’apprends qu’il s’en trouve entre nos murs ! tonna l’homme, soudain pris d’une fureur inexplicable.

 

            Lupa suivit, la gorge serrée, la course d’un de ses postillons jusqu’au sol, et ne réussit plus à en détacher les yeux. Elle ne pouvait le regarder, alors même qu’il l’insultait, elle, les siens, et crachait littéralement sur sa religion. Elle ne pouvait être le traître entre ses murs, l’infidèle qui avançait masqué en regardant impassible les autres se faire étêter.

 

            - Le mosaïste Paullus Fulvius a été remercié, acheva-t-il enfin, fermement et sans plus de discours cette fois-ci.

 

            Aemilia sentit une enclume se poser avec lourdeur dans le fond de son estomac.

 

            - Son père, connu sous le nom de Gaïus Fulvius, qui possédait autrefois l’atelier, était un chrétien ; il a été, pour cela, torturé et tué au nom de l’empire, au nom de nos dieux furieux, justiciers. J’avais cependant décidé de laisser à son fils la chance de rendre à sa famille les honneurs qui lui ont été volés par cette traîtrise. Mais il l’a trahie.

 

            Aemilia ne put s’empêcher d’ouvrir la bouche sur une exclamation silencieuse ; à son grand soulagement elle n’était pas la seule. Presque tous affichaient des expressions allant de la surprise au trouble ; qui aurait pu, effectivement, douter de la bienséance des actions de Paullus Fulvius, travailleur consciencieux ? Mais la jeune brune sentait la peur monter en elle. Qu’était-il arrivé à Paullus ? Comment le Dominus avait-il appris qu’il était chrétien ? Elle avait peur pour lui, sa famille, et tous les autres qui fréquentaient la « domus », et qui étaient potentiellement en danger. Pourvu que personne n’ait découvert la Villa Alba !

 

            - Sa famille – sa mère et une enfant innocente corrompue par l’esprit de son frère sans doute – a été surprise sur le forum, en possession d’un objet frappé du symbole de celui qu’ils nomment « Christ », leur prétendu sauveur ! Elles seront punies sur les marches du temps, pour cet acte, et le mosaïste en devra lui aussi subir les conséquences. Un homme tel que lui, incapable de maintenir l’ordre dans son esprit et chez lui, n’entrera pas dans ma maison ! Pas même pour y poser la moindre petite misérable tesselle ! déclama le Dominus, furieux, les sourcils froncés, balançant ses yeux croisés de parts et d’autre de la brochette des esclaves qui s’entortillaient les mains, embêtés.

 

            Ils ne comprenaient pas vraiment les raisons d’une si violente diatribe, alors qu’ils n’étaient en réalité pas eux-mêmes concernés. Quelques-uns d’entre eux avaient ponctuellement côtoyé l’équipe des mosaïstes, mais personne ne s’était véritablement lié à eux, encore moins à leur musearius.

            Clodia eut un sourire rassurant pour Quintus, pâle, qui se sentait vibrer avec les discours de son maître, sans cesse inquiet de savoir si le fait d’avoir été aveugle à l’ignominie du personnage qu’il avait lui-même employé pour les travaux n’était pas le symptôme de ses profondes incompétences. Ce qu’il arrivait n’était pas drôle, mais pas grave, elle n’en démordait pas – pas pour eux tout du moins, et elle s’en félicitait.

 

            - Maintenant, j’aimerais que les choses soient bien claires ! s’exclama le Dominus en appuyant ses syllabes avec rigueur. Je ne tolèrerai dans cette maison aucun écart ! Quiconque serait seulement soupçonné de fréquenter ce genre de personnes serait absolument certain de ne plus jamais pouvoir se réclamer du nom de cette maison ! Tous les chrétiens que je rencontrerai sur mon chemin, je leur sortirai moi-même les boyaux du corps avant de les livrer au soldats romains ! Est-ce bien explicite ?!

 

            Nul ne jugea nécessaire de lui répondre. Il passa une dernière fois en revue les visages tremblants de ses esclaves qui gardaient les yeux rivés au sol, à part la vieille cuisinière Clodia qui le fixait d’un air songeur, et qui baissa précipitamment la tête en croisant son regard, par souci de convenance. Furieux mais visiblement satisfait de l’effet produit, il se racla la gorge et tourna vivement ses pas dans un bruissement de toge, retournant à grandes enjambées vers l’escalier ; le ministrus passant une main dans ses cheveux collés par la sueur se précipita à sa suite à petits pas furtifs, après un dernier regard sidéré qu’il destina à Clodia, qui de son côté riait presque déjà.

 

            A peine les deux hommes eurent-ils disparu, que les esclaves se laissèrent immédiatement aller à leurs émotions ; l’on se reposa sur un mur, l’on s’assit à même l’herbe râpeuse, l’on se prit par les épaules et l’on débattit sur l’intérêt et la virulence du discours. Lupa était accaparée par Merula, surexcitée, qui commentait la scène d’une voix suraiguë, et Aemilia en fut heureuse ; cela éviterait quelque faux pas de la jeune fille visiblement chamboulée. Elle se tourna vers Servius qui lui adressa spontanément un petit sourire en coin amusé, rassurant. Evidemment, chacun ici ressentait du soulagement ; on s’était attendu à tout sauf à cela. Finalement, il ne s’était rien passé qui fut dramatique pour les esclaves, et tout allait pour le mieux.

            Ce fut ce qu’elle tenta d’exprimer, répondant au sourire de son ami, rejoignant Clodia qui soupirait et s’éventait d’une main, plus souriante que jamais.

 

            - Bien ! Bon, faut-il le croire ? C’était tout ! Je pense alors que nous pouvons nous remettre au travail ! affirma-t-elle avec une douceur peu coutumière, en poussant délicatement les jeunes gens dans le dos pour les renvoyer à leur place. Veux-tu bien aller voir Cincinnata ? demanda-t-elle à Aemilia en la serrant dans ses bras, qui s’empressa de hocher la tête. Elle devrait dormir, mais sait-on jamais…

 

            La jeune fille s’extirpa du groupe en pleines effusions de joie, affichant son sourire le plus léger possible, tâchant de faire pétiller ses yeux alors même qu’elle était choquée et effarée par les dernières minutes qu’elle venait de vivre. Pénétrer dans les logements des esclaves, trouver la pièce vide et silencieuse, les nattes juxtaposées étendues au sol et inertes  comme si rien ne s’était passé, fut un réel soulagement. Cincinnata était étendue sur la natte de Clodia, emmaillotée dans des lignes, dormant à poings fermés serrant dans son poing le tissu comme si elle craignait qu’on ne le lui arrache. Aemilia s’assit à ses côtés, et laissa reposer ses coudes sur ses genoux pliés, la tête appuyée, renversée contre le mur qui se trouvait juste derrière elle. Ses yeux étaient grands ouverts sur le plafond recouvert d’un enduit simple et monochrome de couleur blanche de la chambre ; toute cette pièce, humble et vide, était un havre de paix, une harmonie sobre de couleurs simples et authentiques : la paille des nattes, le tissu crème qui cachait les étagères, les couvertures d’un brun chaud et profond.

            Elle avait peine à croire, assise si confortablement dans une pièce si familière, si rassurante puisqu’elle y avait passé presque toute sa vie, que tout était désormais si sombre pour Paullus et les siens. Ils avaient été découverts, ils seraient sans doute torturés, seraient d’ailleurs chanceux s’ils n’étaient pas tués. Sa sœur était si jeune ! Il semblait à Aemilia qu’elle n’avait pas plus de sept ou huit ans, ce qui était un âge précoce pour être baptisée ; peut-être serait-elle épargnée et rejetée à la rue, privée de sa famille, réduite à la mendicité. Comment cela avait-il pu se produire ? Tout le monde était si prudent ces derniers temps, on n’imaginait pas que ce genre de drame puisse se produire. Et pourtant… elle-même possédait, caché sous sa natte, un symbole chrétien qui, s’il était découvert, la condamnerait très certainement à une sentence de mort – aux dires qu’avait tenus sans appel le Dominus. Elle n’avait néanmoins aucune intention de se séparer du médaillon de bois. C’était le seul élément qui la raccrochait encore à la communauté chrétienne ; elle n’avait toujours pas osé se rendre à la Villa Alba, se sachant trop surveillée. Elle était par ailleurs trop occupée à la domus qui avait connu diverses épidémies et qui se préparait depuis plusieurs jours au départ des maîtres à la villa rurale, pour célébrer les Vendemia.

            Elle regrettait, plus que jamais aujourd’hui, de ne pas être allée à la Villa Alba avant, car désormais cela serait encore plus risqué et insensé que jamais. La diatribe du Dominus n’avait pas été vaine : elle était terrorisée, bien trop terrorisée pour oser fréquenter encore la domus ecclesia si honnie et si secrète. Et désormais, elle n’avait plus aucune chance non plus d’y croiser Paullus Fulvius ou sa mère. C’était avant qu’elle aurait voulu leur parler, leur assurer son soutien, leur éviter, peut-être, le drame dont ils étaient aujourd’hui les victimes. Elle avait trahi Paullus Fulvius. Elle en était persuadée en son for intérieur et c’était là la raison de son chagrin, de son sentiment de culpabilité, d’injustice. Elle n’avait pas su lui tendre la main à temps, partager avec lui le chagrin de la mort de Gaïus. Elle aurait dû prendre le risque de l’obliger à lui parler lorsqu’il venait à la domus Aquiliana ; peut-être serait-elle alors morte, elle-même ? Mais cela n’aurait rien eu de plus injuste que la mort de la petite Lucrecia. Elle avait failli à la dette qu’elle entretenait à l’égard du bienheureux Gaïus ; que penserait-il, dans l’au-delà, lorsqu’il serait bientôt rejoint par les siens ? Il était d’une âme si grande qu’il ne saurait s’en réjouir, et serait affligé d’avoir entrainé dans son sillage sa famille.

 

            Gaïus Fulvius était l’homme le plus courageux qu’il ait été donné à Aemilia de rencontrer. Elle garderait à jamais le souvenir impérissable de sa grandeur d’âme, dont elle avait été le témoin privilégié lors de leur première rencontre. C’était un dimanche après-midi, lors duquel Aemilia avait eu la chance inouïe de disposer de quelques heures de liberté ; la Domina Flavia rendait visite à l’une de ses amies, et son père avait exigé, afin d’être certain que sa fille ne lui mentait pas et saurait se comporter convenablement, que son esclave fasse avec elle le trajet à travers Rome. Arrivées cependant à la domus où la jeune aristocrate devait passer l’après-midi, à s’adonner à diverses distractions auprès de jeunes gens de la haute aristocratie dont elle relevait, Flavia l’avait envoyée, littéralement, « prendre l’air ». Les esclaves étaient bien suffisamment nombreux dans la domus et elle n’aurait nullement besoin d’elle ; elle n’aurait qu’à se promener, profiter des petits commerces voisins, rendre visite à quelque ami ou, « que savait-elle encore ».

            Aemilia sans discuter avait salué sa maîtresse d’une révérence indifférente, bien que son cœur soit investi d’une joie profonde : ce dimanche était célébrée une messe importante en l’honneur du martyr Castullus de Rome, et il était inespéré qu’elle pût y assister. Elle avait laissé là l’esclave de second rang chargé de guider l’âne qui portait la litière de la Domina, à qui cette dernière n’avait laissé aucune instruction, et qui ne savait s’il devait attendre ici ou bien se rendre utile ailleurs.

            La jeune turque, faisant fi des convenances, s’était mise à courir en direction de la Villa Alba, pour arriver à temps pour la célébration ; elle se savait d’ores et déjà en retard. Mais la foule était dense dans Rome ; et le dimanche n’était un jour sacré que pour les chrétiens, minoritaires, aussi les activités étaient-elles fournies comme tout autre jour de la semaine. Il lui fallait se faufiler entre les étals devant les boutiques qui s’installaient jusqu’au milieu de la rue pour se faire mieux voir que leurs voisines, sauter par-dessus les conduites d’évacuation des eaux usagées des rues qui sillonnaient Rome, et ne pas mettre les pieds dans les rainures creusées dans les pavés, dues à l’usure des roues qui passaient, et au temps qui les émiettait. C’était sans compter les chaises et leurs porteurs, qui divisaient la foule, fiers de leur autorité et leur prestige, et qui renversaient sur leur chemin tout imprudent qui ne leur avait pas cédé la priorité de passage.

            Aemilia courait sans se fatiguer, transportée par l’idée de se rendre à la Villa Alba, chanceuse comme jamais ; elle dérapa à toute vitesse dans le virage entre la via Aurelia et la via Casale. Ce fut ici qu’elle rencontra quelque paysan qui passait avec son âne, le dos chargé de paniers de légumes quelconques. Elle fut couchée au sol par la violence du choc, tandis que l’animal paniqué ruait et renversait le contenu des paniers -  presque vides à ce qu’il sembla - derrière lui, qu’il piétina ensuite furieusement. La jeune fille horrifiée se protégeait de la bête de ses bras fermés devant son visage, redoutant le moment où il reposerait lourdement ses pattes au sol.

            Mais Gaïus Fulvius passait ici, et saisit à la bride l’animal qu’il fit immédiatement reculer, tandis que le paysan s’époumonait, enragé mais passif face à la scène qui semblait le dépasser par bien des aspects. La jeune femme aux coudes égratignés avait pu se redresser en position assise, remerciant avec gratitude son sauveur, alors que le paysan s’énervait en réclamant le prix de ses légumes écrasés. Aemilia au bord des larmes n’osait pas lui expliquer qu’elle n’était qu’une esclave, incapable de payer ses dettes ; c’était d’ailleurs, pour la famille Aquilius, une honte que de devoir payer une dette à cause d’un esclave, et elle serait fouettée pour cette maladresse. Sans parler de l’état de son cucullus taché de boue, qu’elle avait accroché en plusieurs endroits, avec lequel elle allait devoir se présenter devant la Domina. Alors qu’elle imaginait déjà le mélodrame, Gaïus Fulvius, l’homme de grande taille qui tenait la bride de l’âne dans ses larges mains d’artisan, s’était fendu d’un grand rire.

 

            - Mais mon bon monsieur, c’est à votre âne qu’il faudra mendier l’argent ! C’est la trace de ses sabots que je vois ici sur vos poireaux, non pas celle des pieds de cette jeune fille !

 

            Ce disant, face au paysan rouge de rage qui fulminait, fusillant alternativement du regard l’artisan moqueur et la jeune esclave qu’il aurait pu, sans risque de défaite, faire condamner pour son méfait, Gaïus Fulvius tendit une main rassurante à l’esclave qui la saisit, pour se relever.

 

            - Vous feriez bien de déguerpir, conseilla l’artisan aux mains calleuses à la jeune fille encore ébahie par sa chance, qui frottait ses coudes écorchés, constatant que son cucullus était déchiré en plusieurs endroits et taché, outre de boue, de sang, ce qui était bien plus difficile à faire partir au lavage – elle en avait déjà fait l’expérience.

 

            Elle leva deux yeux sombres à la fois surpris et méfiants sur l’homme à qui elle devait sa liberté ; il lui souriait d’un air paternel. Son visage rond et ordinaire avait quelque chose de rassurant.

 

            - Ce paysan pourrait faire un esclandre pour vous faire condamner au prix médiocre de trois ridicules poireaux ! Vous seriez bien avisée de partir avant qu’il n’en ait l’idée ! poursuivit-il en poussant désormais la jeune fille dans le dos pour la faire avancer. Vous feriez bien aussi de rentrer vous soigner et vous changer avant que vos maîtres ne vous voient dans cet état, se permit-il d’ajouter en examinant l’état de la blessée.

 

            - Impossible, je suis coincée en ville jusqu’à la fin de l’après-midi, répliqua-t-elle en levant les sourcils, ne sachant quelle attitude il convenait exactement d’adopter face à cet homme qui, outre un défenseur des esclaves, se permettait de lui donner des conseils, ce dont elle ne savait pas encore dire si elle était agacée ou simplement trop peu habituée pour l’apprécier dans sa rareté. D’ailleurs, j’ai quelque chose à faire, conclut-elle simplement de façon allusive en pensant s’en tirer ainsi à bon compte. Merci pour tout !

 

            Elle bifurqua, déterminée, dans la via Egnatia, persuadée de laisser l’homme derrière elle, débarrassée de cette histoire mais non pas de ses blessures et de son vêtement qui lui conférait une allure si atypique que les regards des passants s’attardaient sur elle. Se rappelant alors qu’elle devait être désormais très en retard pour la cérémonie, elle se remit à courir, plus tempérée, à une allure raisonnable pour ne pas risquer d’autre accident. Peu importait la fatigue, peu importait le sang qui suintait sur sa peau au niveau des coudes et de ses mains qui la picotaient, étrangement engourdies. A la Villa Alba, elle serait enfin tranquille, et elle pourrait tirer un trait sur cet épisode du passé.

 

            Mais alors qu’elle apercevait à bout de souffle, dressée sur la pointe des pieds, le prêtre Aurelius qui levait devant lui les espèces sacrées, les montrant à la foule, un homme s’était glissé entre les rangs des femmes pour rejoindre sa place.

 

            - Excusez-moi, pardon pour le retard, désolé, chuchotait-il au passage aux femmes qu’il dérangeait. Navré, j’aurai voulu courir comme vous mais vous êtes très endurante, chuchota-t-il à Aemilia, qui sursauta en reconnaissant sa voix.

 

            Elle s’était décalée pour laisser passer l’artisan aux yeux qui pétillaient d’amusement. 

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