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Et in Arcadia ego
24 novembre 2013

Chapitre XII : Ministrus

 

 

            - Domina Flavia ! bredouilla Clodia en voyant la jeune fille se présenter à l’entrée de la cuisine. Mais… mais… que faites-vous ici ? Voyons, ce n’est pas convenable…

 

            La jeune fille la toisait d’un air défiant, visiblement ravie de son petit effet ; Merula avait laissé échapper une casserole provoquant un fracas au son cuivré effroyable qui avait résonné dans l’ensemble de la domus. Déjà Quintus se précipitait vers la cuisine pour constater les dégâts, et y remédier au plus vite.

 

            - Mais enfin Merula, êtes-vous idiote, qu’avez-vous donc à… Domina Flavia ! s’interrompit-il en portant la main à la bouche, gêné par la situation atypique. Que nous vaut cet honneur ? Je crains de ne devoir excuser le personnel pour sa surprise, c’est que nous ne sommes pas habitués à ce genre de visite, déclara-t-il d’un ton ampoulé en direction de la jeune femme.

 

            L’aristocrate blonde entortillait ses boucles entre ses doigts en observant d’un air faussement gêné la jeune cuisinière qui ramassait le récipient et, à quatre pattes sous la table, épongeait le lait qu’elle avait répandu au sol. Elle mordillait ses lèvres, feignant d’être désolée et elle-même honteuse d’avoir ainsi perturbé le fonctionnement de la cuisine, alors que Merula les joues enflammés baissait la tête, honteuse pleinement et sincèrement de s’être ainsi montrée très maladroite sous le regard de la Domina.

 

            - Pardon, cher ministrus. Je me demandais simplement si vos préparatifs avançaient bien et…

 

            - Et ? demanda le ministrus en se penchant légèrement en avant, intrigué par la présence de la jeune fille, et buvant ses paroles, aveugle à sa comédie.

 

            - Voyons… je… je me demandais s’il était possible que je suggère un petit quelque chose pour les festivités, minauda-t-elle en sautillant sur place, les yeux rivés au sol comme si elle était timide, mais en réalité les yeux exorbités, exaltée par sa propre idée.

 

            - Un petit quelque chose ? répéta Quintus sans comprendre. Hé bien, qu’est-ce que ce « petit quelque chose » ? Si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous satisfaire, Domina, il est certain que…

 

            - Oh, non ! non ! Ce ne serait pas pour moi, l’interrompit la jeune fille en secouant les mains, craignant sans doute qu’on ne la trouve impertinente. Je voulais faire une surprise à… mon frère, Gratus Pompeius.

 

            Clodia jeta un regard torve en direction de Flavia ; il était de notoriété suprême que Flavia n’appréciait guère son frère, et il n’était pas coutumier de la voir s’inquiéter de son bonheur. Cette surprise à ses yeux n’augurait rien de bon. La jeune fille passait plus de temps à monter des stratagèmes pour ridiculiser le jeune homme qu’à le contenter, et pourtant tous les dieux de l’Olympe réunis avaient sans doute déjà tenu des conciles pour se mettre d’accord sur le fait qu’il n’avait pas besoin d’elle pour se rendre ridicule ; il n’y parvenait que trop bien tout seul.

            Mais Quintus ne le savait pas ; en vérité, le ministrus était parmi les membres du personnel les plus récemment arrivés à la domus Aquiliana. Cela faisait à peine un an qu’il avait pris ses fonctions, alors que le Dominus Valentinus avait dû se séparer de son précédent ministrus : le pauvre homme était chrétien. Quelle bêtise ! Clodia en le découvrant avait été particulièrement déçue, elle qui l’appréciait pour sa droiture, sa finesse d’esprit et ses valeurs certaines. Être chrétien ! C’était une mode d’une banalité, et d’un vulgaire ! Quand on avait l’honneur de servir la domus Aquiliana, on ne se laissait pas aller à de telles nouveautés passagères ; on n’en avait d’ailleurs pas besoin. Il était sûr et certain que les dieux étaient avec la famille du Dominus Valentinus Aquilius, personne n’aurait pu en douter. Et nul autre dieu, ni unique ni omnipotent, ne pouvait concurrencer ceux qui présidaient au succès de la domus.

            Le Dominus Valentinus avait revendu avec beaucoup de rancœur l’homme en qui Clodia avait autrefois placé beaucoup d’estime ; il avait été bradé au prix de quelques sous sans valeur à quelque client du patricien, un commerçant du Sud-est de la ville, qui le faisait servir dans une taberna obscure. C’était une réelle déchéance pour un personnage de telle prestance, mais après tout il était l’unique responsable de sa chute, aussi Clodia n’avait que peu de pitié pour lui.

            Quintus était ainsi arrivé, plus jeune et plus instruit aussi, à ce qu’il semblait. Le Dominus Valentinus en était très satisfait, comme Clodia d’ailleurs qui n’avait rien à lui reprocher : il faisait impeccablement son travail et endossait le rôle sans faillir, avec prestance et même beaucoup de manières. Mais il manquait parfois d’un peu de jugeote, et d’un bon sens de l’observation. Il était en telle admiration devant ses maîtres qu’il en oubliait souvent de penser par lui-même.

 

            - C’est très généreux de votre part, Domina Flavia, célébra avec douceur le ministrus. Et en quoi consisterait cette surprise ? s’enquérait-il, fasciné tandis que la jeune blonde esquissait un sourire rougissant empli d’humilité qu’on ne lui connaissait guère.

 

            - Je pensais simplement que, puisque la Domina Tullia sera en villégiature à la campagne tout comme nous, il serait plaisant pour Gratus de lui faire une place d’honneur à ses côtés, lors de la cérémonie. Je sais que notre mère hésitera pour les raisons que vous soupçonnez, mais cela plairait à mon frère et je suis certaine qu’il saura se montrer auprès d’elle sous un meilleur jour que la dernière fois, expliqua-t-elle en tordant ses mains l’air embêté. C’est que… la dernière fois je ne l’y ai pas aidé, souffla-t-elle d’une voix si basse que Clodia crut avoir mal entendu.

 

            La cuisinière avait laissé son geste en suspens, une cuillère gouttant au-dessus de la table, songeuse. La jeune fille avait toujours été une excellente actrice, si bien qu’il était la plupart du temps difficile de distinguer le vrai du faux. Mais, même si elle avait clairement joué son embarras, son élan de générosité, et la politesse extrême dont elle avait fait preuve auprès du ministrus, forme assez peu habituelle dans ses discours, ses regrets semblaient presque réels. Elle était en effet responsable des ennuis qu’elle avait causés à Gratus lorsque la Domina Tullia était venue dîner il y avait de cela quelques semaines. Mais il n’était pas coutumier chez elle de sembler regretter le malheur qu’elle avait provoqué dans la vie des autres ; d’ordinaire, elle s’en réjouissait plutôt. Etait-ce vraiment là le signe d’une amélioration, ou un piège inquiétant pour Gratus ? Difficile à dire. Elle laissa finalement retomber la cuillère dans son pot de crème.

 

            - Bien, je pense que nous pourrions arranger cela, puisque c’est la petite Domina qui le demande, assura Quintus en cherchant cependant du regard l’approbation de Clodia, qui se garda bien de signifier quelque avis sur la question, absorbée par son pot de crème immobile et tout aussi inexpressif qu’elle.

 

            Dans le doute, elle préférait ne pouvoir donner aucune raison d’être tenue pour responsable des événements qui en découleraient.

 

            -  Après tout, il ne s’agit que de subtilement placer la jeune femme auprès de notre Dominus, je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de mal à cela, dicta alors le ministrus sur un ton enjoué, sans doute pour s’en persuader lui-même ; il n’était peut-être pas si bête qu’il en avait l’air, il devait bien savoir que les relations entre la Domina Flavia et son frère Gratus n’étaient pas des plus simples.

 

            La Domina se fendit d’un large sourire en direction de Quintus, visiblement en ravie, et lança un coup d’œil furtif à la cuisinière qui n’avait toujours montré signe d’aucun avis précis, quelque peu nerveuse ; Clodia étant la doyenne des esclaves de la maison, il eut sans doute été rassurant pour elle qu’elle lui confère un support. Puis elle sortir à petit pas pressés de la cuisine où elle n’avait posé que quelques pieds, peu coutumière des espaces dévolus aux esclaves ; en fait les maîtres ne descendaient que très rarement, à part la Domina Hortensia qui était, en quelque sorte, leur référent, en charge des affaires de la domus. Mais elle préférait souvent donner ses ordres au ministrus ou faire passer des messages via son esclave Silvia. De la sorte, on ne la voyait en bas qu’une fois par jour, peu avant le prandium de midi, lorsqu’elle effectuait une visite qui tenait davantage de la courtoisie que d’une réelle nécessité.

 

            - En voilà une requête étrange ! s’exclama le ministrus, naïf et ébahi, quémandant de façon sous-entendue l’avis de la cuisinière qui remuait avec énergie sa crème dans son pot, échevelée.

 

            Elle répondit en soufflant, sans s’interrompre.

 

            - Je ne sais pas ce qu’on en tirera, Quintus, tu ferais bien de rester sur tes gardes. Cette Flavia pourrait bien une fois de plus tirer des cordes que nous ne voyons pas !

 

            L’homme la regarda, étonné, et quelque peu déçu semblait-il par cette réponse curieuse.

 

            - Croyez-vous, Clodia, que je me laisse berner par une enfant ? questionna-t-il, avec un semblant de sévérité.

 

            Une vexation légère pointait dans le son de sa voix ; il pensait peut-être que par ses mots la cuisinière remettait en cause son jugement, ou même sa capacité à discerner ce qu’il était nécessaire de voir et savoir pour exercer ses fonctions. L’homme, qui était arrivé à la domus après elle, avait toujours semblé quelque peu désappointé du fait de l’importance de la cuisinière, qui aurait pourtant dû selon toute logique hiérarchique, lui être inférieure. Pourtant, il ne faisait pas preuve d’une constance particulière dans cette revendication, puisqu’il n’avait de cesse de lui demander discrètement conseil ; il doutait de lui et Clodia le voyait, et s’en amusait même parfois ; à son âge, on n’avait plus l’occasion de rire de tout.

           

            - Je crois, ministrus, que la petite Domina n’a plus rien d’une enfant et tout d’une comploteuse ! Sans vouloir lui manquer de respect, bien sûr, mais ce que je sais, moi, c’est qu’elle n’a jamais rien voulu de bien au Dominus Gratus, et que ce dernier n’a pas besoin qu’elle lui mette des bâtons dans les roues.

 

            Elle souleva avec vigueur son pot de crème, et le déplaça pour se saisir à la place d’un plat rempli de champignons, sur lesquels elle versa un peu d’eau conservée dans une amphore pour les nettoyer ; Laenas et Luscus étaient allés à la fontaine chercher beaucoup d’eau ce matin, mais elle regrettait tout de même de devoir en gaspiller pour nettoyer des champignons dont la qualité semblait médiocre par ailleurs. Le prix de beaucoup d’aliments s’envolant, il semblait qu’on lui ramenait toujours des produits de qualité moindre ces derniers temps. Mais bientôt les champignons frais des propriétés de la famille Aquilius, étendues dans les campagnes environnantes, parviendraient jusqu’à ses réserves ; et ce serait un soulagement.

            Avec ces champignons viendraient d’autres récoltes, et principalement du raisin et du vin. D’ici là à la domus on ne chômerait pas ; c’était sans doute les semaines les plus chargées de l’année, celles où la cuisine prenait des allures de fourmilière, sans arrêt agitée, chacun allant et venant à un rythme effréné, toujours les bras chargés, toujours occupé, toujours débordé.

            Les maîtres partiraient le surlendemain pour la villa de campagne, pour une semaine de festivités ; les vendanges s’achevaient, et l’on célèbrerait les récoltes, et l’on goûterait le nouveau vin. Pour les esclaves de la maison, qui ne partiraient pas à l’exception du ministrus Quintus et de l’esclave Silvia, dont la Domina Hortensia refusait de se passer, cela signifiait beaucoup de travail. Quelques fois, l’on avait demandé à Clodia de les accompagner, mais elle ne pouvait partir cette année, puisqu’elle devait rester auprès de Cincinnata, et qu’il était hors de question que cette dernière subisse le voyage jusqu’à la villa Aquiliana.

            A cette pensée elle faiblit et se laissa tomber sur un tabouret, tout en continuant de frotter les champignons incrustés de terre grasse, qu’elle déposait ensuite sur un torchon immaculé, étalé sur la table. Elle n’avait guère eu le temps de s’occuper de sa fille ces derniers temps ; Laenas en était responsable la plupart du temps, mais elle avait vu avec émotion Aemilia échanger quelques-unes de ses fonction avec la jeune fille, pour prendre soin de l’enfant aux boucles d’or. Au moins, même si sa mère ne pouvait être présente auprès d’elle, Cincinnata profitait de la présence d’une personne qu’elle pouvait presque considérer comme sa famille ; après tout, n’était-ce pas une tante, une sœur pour elle, cette esclave qui avait grandi sous les jupes de Clodia, et qui avait habité les murs depuis si longtemps ?

 

            - Clodia ! s’exclama Silvia qui passait par ici. La Domina demande si les caisses de vêtements ont été préparées.

 

            - Et qu’en sais-je, dis-moi ?! Demande donc au ministrus, il me semble que je n’ai jamais fait un gratin de chiffons ni une tarte à la soie ! beugla la cuisinière excédée.

 

            Silvia la dévisagea, à la fois étonnée par l’agressivité de la femme qui restait généralement d’un calme placide même lorsqu’elle faisait de son mieux pour l’énerver, et se délectant de la colère de celle qu’elle considérait comme une ennemie, comme chaque personne dans cette maison. Personne ne semblait comprendre ce qu’elle était, et elle ne faisait rien pour que cela s’arrange ; être la trouble-fête, la cynique, la persiffleuse, lui allait bien au teint, elle en était persuadée.

            Elle poursuivit sa route sans mot dire en direction des réserves, à la recherche sans doute du ministrus qui saurait la renseigner. Clodia se fichait de l’avancement des préparations des malles de vêtements ; elle n’était qu’à ses fourneaux, à préparer les vivres nécessaires au voyage, les mets particuliers que l’on emmenait là-bas, et à veiller comme une mère nourricière au mieux à ce que les esclaves fassent leur travail sans s’effondrer d’épuisement sur la table de sa cuisine en passant. Elle avait, la veille, surpris Aemilia en pleurs dans les logements des esclaves, lorsqu’elle était allée vérifier que Cincinnata s’était bien endormie pour la sieste de l’après-midi.

            Quelque chose n’allait pas avec la jeune esclave turque ces derniers temps ; mais elle ne disait rien, et Clodia n’était pas celle qui l’y forcerait, pas tant qu’elle ferait preuve d’un tel courage et d’une telle solidité. Car elle était au travail toujours aussi efficace, et face aux malveillances de Silvia toujours vigoureuse. Il faudrait qu’elle soit vraiment malheureuse pour s’effondrer, et si Clodia voulait la forcer à parler, elle la briserait dans son élan, sans aucunement l’aider.

 

            - Il y a plus urgent, Silvia ! entendit Clodia, tandis que des bruits de pas se rapprochaient de la cuisine où elle était tranquillement affairée à découper les champignons pour les faire cuire.

 

            - Mais… se plaignait la jeune esclave qui courrait presque après le ministrus qui entra à grandes et lourdes enjambées dans la cuisine.

 

            La cuisinière leva vers lui un regard surpris, dans sa main droite tenant son couteau la pointe en l’air, dans sa main gauche tenant un champignon à moitié étêté qui oscillait tristement. Quintus semblait à la fois énervé et inquiet. Ses joues étaient légèrement rouges, et ses yeux plissés, comme s’il était mû par une étrange vision troublante.

 

            - Clodia… nous… le Dominus veut nous voir, déclara-t-il en appuyant ses deux poings fermés sur la table que Clodia sentit trembler.

 

            - Nous ? répéta-t-elle, hébétée.

 

            Pourquoi diable le Dominus Valentinus pouvait-il bien les convoquer ? Avaient-ils failli à l’une de leurs tâches ? Peut-être avait-il eu vent des projets de la Domina Flavia, et s’était-il chargé de découvrir quel complot elle avait tramé contre son frère ; le ministrus les avait mis dans de beaux draps en acceptant la demande de la jeune fille.

 

            - Nous… tous. Tous les esclaves, précisa-t-il embêté, en désignant d’une main l’ensemble de la cuisine, ce qui devait signifier que l’ensemble du personnel travaillant au sous-sol était concerné.

 

            Clodia sentir son sang ne faire qu’un tour. Elle était vaguement soulagée, comprenant que cela n’avait rien à voir avec l’affaire de Flavia, et qu’a priori cela n’avait rien non plus de personnel pour elle ni pour Quintus. Cependant il était particulièrement étrange que le Dominus convoque ensemble tous ses esclaves. D’ailleurs, elle n’était même pas certaine que le Dominus connaisse tous les esclaves de la maison ; en tout cas il serait bien en peine de les nommer. Cela relevait assez peu de ses affaires que de s’occuper des esclaves. A la rigueur peut-être que la Domina pouvait en être capable, elle qui régissait l’ensemble, distante mais présente.

            Ce devait sans doute être pour une raison particulièrement grave que le Dominus les convoquait tous ; il n’était pas digne que tous les esclaves se présentent devant ce personnage de haut rang, et il avait des affaires bien plus importantes que les leur à traiter. Certes, il ne s’occupait pas du quotidien de la domus et de la rendre habitable et fonctionnelle, mais sans lui il n’y avait aucun revenu, aucune vie dans la maison. Il était le cœur du domaine, des possessions portant le nom d’Aquilius.

            Clodia se leva et laissa tomber son couteau, frottant ses mains contre son tablier, alarmée. S’il fallait réunir tout le monde, autant s’y prendre à l’avance ; l’on pourrait au moins faire en sorte d’être présentables. 

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Commentaires
C
Bonsoir, c ta collègue des séances d'histoire de l'art de Bernex! Je suis tes aventures avec beaucoup d'intérêt! Bravo, c excellent... continue! Christèle
Et in Arcadia ego
  • Projet NaNo (National Novel Writing Month) 2013 - objectif 50 000 mots en 30 jours seulement ! (soit 1668 mots par jour environ). Roman sur fond historique se déroulant au IVe siècle de notre ère (301, dernière persécution de Dioclétien - 350 environ).
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