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Et in Arcadia ego
21 novembre 2013

Chapitre XI : Le sphinx

 

 

          Il y avait une vaste amphore en terre cuite dans la pièce principale de la maison. Elle était déposée au coin de la pièce, et fermée d’un petit couvercle avec un bouton de préhension fantaisiste, en forme de fleur épanouie ; un ornement futile et sans utilité réelle puisque l’objet, grossier par ailleurs, portant les marques coutumières d’une poterie tournée striée de lignes concentriques parallèles, restait toujours dans l’ombre. Paullus ôta le couvercle et le déposa sur la table de bois, le plus silencieusement possible. Il ne voulait pas réveiller sa mère et sa sœur, dans la pièce voisine, au beau milieu de la nuit. C’était déjà une chance qu’il ne les ait pas réveillées en cauchemardant ; il s’était extirpé en sursaut de son rêve, suant, le cœur battant.

 

            Le jeune homme se procura un verre entreposé dans une étagère du petit meuble où l’on conservait la vaisselle, et versa à l’intérieur un peu d’eau. Il était assoiffé. Il reposa la lourde amphore en atténuant de son pied le son de la céramique épaisse qui retombait sur le sol.

 

            - Tu ne dors pas ? s’étonna une petite voix dans son dos.

 

            Paullus sursauta encore, se retournant pour identifier la provenance de ce son. Lucrecia était debout devant la table, une petite moue se dessinant sur ses lèvres, les cheveux emmêlés et les yeux brillants. Elle serrait contre elle un assemblage de chiffons miteux qui avaient autrefois été une poupée en tissus cousue par sa tante Octavia.

 

            - J’avais soif, répondit simplement le jeune homme, préférant éviter d’évoquer avec elle le sujet épineux de la domus Aquiliana qui le hantait.

 

            Il désigna le verre rempli d’eau qui se trouvait sur la table pour justifier ses propos, tandis la petite Lucrecia se mettait sur la pointe des pieds pour l’attraper, et le buvait d’une seule traite. Paullus dépité laissa échapper un petit ricanement, tandis que la petite fille s’essuyait la bouche du revers de sa manche. Il attrapa l’amphore par les deux anses latérales en formes d’oreilles prévues à cet effet, et versa un second verre d’eau pour, cette fois-ci, le boire lui-même – ce que Lucrecia heureusement eut la grâce de le laisser faire.

 

            - Tu as fais un mauvais rêve ? demanda-t-elle avec simplicité tandis que le jeune homme recrachait l’eau qu’il n’avait pas encore avalée dans son verre.

 

            Il le posa plus violemment qu’il ne l’aurait voulu sous le coup de la surprise, se demandant si la scène étonnante qu’il était en train de vivre n’était pas en fait un autre cauchemar dont il allait bientôt se réveiller.

            Mais la petite fille le regardait avec un sérieux déconcertant, et un peu d’appréhension, due à la réaction brusque de son frère. Il tâcha de se calmer et de s’adoucir, se laissant tomber sur un tabouret, geste que Lucrecia imita, grimpant sur le siège en bois trop haut pour elle, laissant ses jambes à moitié nues pendre dans le vide.

 

            - Je t’ai entendu, tu as fais un mauvais rêve, insista l’enfant. Tu devrais le raconter, maman dit toujours qu’il faut raconter les mauvais rêves pour qu’ils ne recommencent pas.

 

            Le jeune homme eut un vague sourire, se rappelant effectivement qu’enfant, on lui avait plusieurs fois fait raconter ses rêves aux dieux lares de la maison, pour leur confier ses malheurs et en être soulagé. Bien que les rites païens n’aient un moment plus été réellement pratiqués dans la maison, il était heureux que la petite fille ait eu l’occasion comme lui de se débarrasser de ses cauchemars de la sorte.

 

            - Oui, c’était un mauvais rêve, on peut dire ça, affirma-t-il sans plus de précision.

 

            Mais la petite fille l’observait d’un air intéressé, en attendant plus.

 

            - Est-ce qu’il y avait un minotaure, ou une chimère ? questionna-t-elle d’un ton docte qui fit rire le jeune homme.

 

            - Pas de… non, pas de minotaure, démentit-il avec douceur en voyant sa sœur se détendre, bien que semblant légèrement déçue par le manque de spectacularité du rêve en question.

 

            - Un sphinx ! s’exclama-t-elle alors, dans une illumination soudaine.

 

            - Un sphinx ? répéta le garçon étonné en fronçant les sourcils.

 

            - Oui, un sphinx, qui pose des énigmes ! s’enthousiasma-t-elle.

 

            Paullus posa son coude sur la table, songeur, repensant au rêve étonnant qu’il avait fait, emprunt de beaucoup de mystère.

 

            - Une énigme… oui, peut-être. Une drôle d’énigme, conclut-il en haussant haut les sourcils, lui-même intrigué, tandis que Lucrecia ouvrait de grands yeux captivés, haussant les sourcils en imitant son frère.

 

            - Raconte ! L’énigme. Tu l’as comprise ?

 

            Le jeune homme laissa échapper un léger soupir, se demandant dans un accès de lucidité pourquoi il parlait de cela avec sa sœur, qui aurait bien mieux fait à cette heure-ci d’être au fond de son lit en train de dormir ; tout comme lui d’ailleurs.

 

            - Non… En fait, je ne m’en souviens pas, expliqua-t-il calmement, voyant la mine bouffie de Lucrecia s’affaisser, déçue de ne pas avoir la chance de résoudre des mystères complexes entourés de créatures fantastiques ce soir.

 

            Elle regarda son frère quelques instants, attendant sans doute une suite, ou de nouveaux détails qui lui reviendraient, d’un œil vitreux. Paullus semblait perdu dans ses pensées, essayant très certainement de retrouver l’énigme de son rêve qui lui échappait. Il cligna cependant des yeux, se rappelant la présence de sa sœur en face de lui, qu’il lui fallait remettre au lit. La petite fille avait le nez plongé dans le gobelet aride d’eau, par deux fois vidé cette nuit, à la recherche d’une goutte oubliée. Il se leva lourdement pour saisir une fois de plus l’amphore, et servir un dernier verre d’eau à Lucrecia, avant de la renvoyer se coucher.

 

            - Tu crois que si je me rendors, je verrai le sphinx ? demanda-t-elle avec espoir, en serrant contre sa joue sa poupée de chiffons désarticulée, tandis que Paullus la bordait dans ses couvertures de misère, râpeuses mais chaudes.

 

            - Peut-être. Si tu la vois, dis-lui que je reviendrai lui donner la réponse, conseilla-t-il en déposant un baiser sur son front.

 

            - Je la trouverai avant, souffla-t-elle, sûre d’elle, les yeux déjà fermés, avant de basculer dans un sommeil profond.

 

            Paullus retourna dans la cuisine, où il s’assit de nouveau, et alluma une bougie dont il observa longuement la flamme, jouant avec elle, ses humeurs et ses ombres. Il n’était pas fatigué, et bien trop préoccupé pour se soucier de dormir.

            Comment en était-il parvenu à rêver d’Aemilia la nuit ? C’était une question qu’il s’était maintes fois posée ces derniers temps. Elle revenait inlassablement dans ses rêves, signe de turpitudes prononcées ; tantôt à la domus Aquiliana, où elle le pourchassait sans se lasser, pour lui poser des questions obscures, ou lui proférer des menaces lugubres, et de temps à autre elle surgissait à l’atelier, pointant sur lui un doigt tendu accusateur, lui demandant où il avait mis sa panière de linge. La plupart du temps, ces rêves lui semblaient stupides et dénués de sens. Mais le rêve de cette nuit était différent. Il lui avait semblé incroyablement réel ; il avait senti l’odeur du linge propre et vu les reflets de la lumière dans les boucles brunes de l’esclave. Il avait eu les genoux écorchés par le sable mouillé du sol, il les sentait encore le brûler. Ou peut-être se les était-il écorchés la veille à l’atelier, sans s’en rendre compte ?

 

            Eviter Aemilia au sein des murs de la domus Aquiliana devenait de plus en plus difficile ; cela relèverait bientôt d’un exploit digne d’un concours sportif. La jeune fille avait semblé curieuse et empathique au début, mais désormais elle paraissait énervée chaque fois qu’elle apercevait le jeune homme ; signe que la cohabitation devenait de plus en plus difficile pour l’un comme pour l’autre. Il commençait à regretter de lui avoir témoigné une telle froideur et une telle ignorance, mais à présent il ne voyait plus d’autre issue que de persister.

            De toute manière, le chantier de la domus finirait bien par s’achever, même si l’humidité rendait le séchage des mortiers complexe et long. Le ministrus Quintus avait proposé d’activer le chauffage par hypocauste, pour enrayer l’humidité de l’automne ; mais cela semblait être une bien désastreuse idée aux yeux de Paullus. On n’obtenait pas un sol imperméable et stable en trafiquant le séchage du mortier ; l’humidité stagnerait et pourrirait à l’intérieur en un rien de temps, plutôt que d’être convenablement évacuée par un séchage naturel.

            Dès que tout cela serait terminé, il ne la verrait plus ; ils n’avaient aucune raison de se revoir, à moins de se croiser de façon plutôt hasardeuse dans le quartier, ou sur le forum, ce qui était assez improbable compte tenu du nombre d’habitants que comptait Rome, et du fait qu’elle étant esclave, n’avait pas les mêmes libertés de se déplacer que lui. C’était aussi simple que cela. Plus de regards sombres et lourds de questions dans les couloirs. Plus de rêves alambiqués. Plus d’Aemilia.

 

            Il eut un pincement au cœur à cette pensée, et se leva pour se servir un nouveau verre d’eau ; il commençait à ressentir, non pas de la fatigue, mais un mal de tête accablant. Cependant cette méditation nocturne lui faisait beaucoup de bien, et le confortait dans l’idée qu’il lui fallait maintenir ses efforts et ne pas céder à l’envie d’expliquer à la jeune femme les raisons pour lesquelles il feignait de ne pas la connaître.

            Car ils se connaissaient ; certes, assez peu, mais ils avaient partagés plusieurs moments forts et importants de leurs vies. Ils avaient ensemble quelques souvenirs qui faisaient d’eux des amis. Tout au moins, c’était ce qu’il avait semblé à Paullus, lors. Désormais il savait qu’il n’aurait jamais dû se lier d’amitié avec la jeune fille ; c’était aller contre toute raison.

            Si le destin ne leur avait pas joué des tours, ils n’auraient en théorie jamais dû ne serait-ce que se parler ; pourquoi une esclave et un fils de mosaïste en seraient-ils venus à se connaitre, d’ailleurs ? Tout était, encore une fois, la faute de la « domus ».

            Il y avait des règles, à la « domus ». Paullus y avait plusieurs fois suivi son père, qui était un fervent croyant, l’accompagnant jusqu’au lieu où l’on célébrait le culte chrétien, en secret. Malgré les interdictions, ils étaient un certain nombre à s’y rendre, et à se rassembler dans une petite pièce toute en longueur, au bout de laquelle sous une abside couronnée d’une alcôve se tenaient le prêtre et ses assistants, munis de divers instruments liturgiques à l’usage plus ou moins obscur aux yeux du jeune homme.

            Malgré l’étroitesse des lieux et la mixité sociale et géographique des chrétiens, on s’encombrait de conventions, de normes pesantes. Ainsi, Gaïus qui était baptisé et instruit des mystères de la foi chrétienne était-il invité à s’approcher au plus près du point focal de la célébration, auprès de la table où Aurelius, le prêtre, déposait les espèces sacrées. Paullus qui n’était qu’un néophyte aveugle aux révélations que son père avait connues, devait se tenir en arrière de l’assemblée, se dressant sur la pointe des pieds ou grimpant, s’il avait de la chance, sur les banquettes maçonnées qui entouraient la pièce, pour voir ce qu’il se passait en avant de la foule. Il se tenait, bien souvent, dans l’angle à gauche de l’endroit rectangulaire, se disputant avec un jeune marchand au nez pointu et aux mains calleuses la place d’honneur.

 

            Un jour pourtant, Gaïus et Paullus étaient arrivés en retard, ayant eu beaucoup de mal à se faire discrets en rejoignant la « domus », alors que des gardes patrouillaient dans le quartier réputé pour loger un grand nombre de réprouvés aux mœurs contraires aux lois de l’empire. Paullus était resté bloqué à l’entrée, tandis que son père rejoignait les premiers rangs. Le jeune homme s’était frayé un passage pour atteindre la place qui lui était dévolue, entre les femmes qui étaient contenues sur la partie droite de la pièce.

            Mais il n’avait pas pu grimper sur la banquette, et le marchand l’avait toisé en haut d’un regard ironique et victorieux, son nez pointu en l’air comme le museau d’un cabot fier. Paullus énervé n’avait rien écouté de la messe d’Aurelius, se demandant de quelles valeurs se réclamait cet arrogant marchand, lui qui ne faisait preuve ni de commisération, di d’humilité, fier d’une victoire qu’il s’était octroyée sans même livrer bataille. Paullus n’avait certainement pas besoin des beaux discours d’un prêtre pour être sûr de ce qu’il pensait. C’était sans doute ce qui faisait qu’il n’avait jamais adhéré comme son père aux idées chrétiennes. La religion païenne, moins personnelle, moins optimiste peut-être, ne prétendait pas, au moins, lui dicter sa façon de vivre ou d’agir.

 

            C’était hors de lui, piétinant sur place, pris en étau entre les croyants absorbés dans la célébration de toutes parts, qu’il avait croisé le regard d’Aemilia. Agité et inattentif, les gens lui jetaient des coups d’œil courroucés, le bousculant de leurs coudes, et il s’était retrouvé à la frontière entre l’assemblée des hommes et celle des femmes. Il avait serré la mâchoire, défiant la jeune femme qui l’observait ; oui, il était inattentif, surexcité, énervé ! lui au moins n’était pas suspendu au discours insipide d’un vieillard brandissant devant lui un morceau de pain rassis.

            Mais nulle réprobation n’était venue de la jeune femme, qui avait paru amusée par la fierté déplacée du jeune homme, dans un lieu même où il aurait pourtant fallu s’oublier, et partager silencieusement ses péchés avec Dieu pour les réparer. Il avait haussé les épaules et s’était déplacé, à force de coups d’épaule et de regards menaçants, vers le mur gauche de la salle, s’éloignant de cette impertinente aux yeux noirs, espérant bien ne plus jamais en entendre parler.

 

            Etendu dans le noir, les mains glacées crispées sur ses couvertures, il en était une fois de plus convaincu.

 

* * *

 

Petites notes qui font joli :

- Les dieux lares sont les dieux associés à une famille ; en théorie chaque habitat, maison, immeuble, comprend un petit autel destiné aux offrandes pour les dieux lares, qui protègent la maison et ses habitants. Il y a fort à parier que pour beaucoup de chrétiens des premiers temps, ce soit resté une pratique plus ou moins ancrée parce qu'on a beaucoup fait de mélanges entre les traditions et les croyances, et que c'était une habitude avant tout. Et aussi parce qu'il n'était pas correct qu'un foyer n'ait pas son autel et ça pouvait paraître suspect. 

- Le chauffage dans les thermes, est effectué par des systèmes assez malins :) Ils étaient forts les romains. Il y avait des briques creuses dans les sols et les murs, qui permettaient de faire circuler l'air chaud. Mais aussi et surtout, les hypocaustes. Ca ressemble à ça : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/66/Arles_Thermes_de_Constantin_3_hypocauste.jpg ; l'air chaud circulait entre les piliers que vous voyez (les pilettes, en fait), juste en-dessous des sols des thermes (qui est cassé sur la photo mais qui recouvrait l'ensemble). C'est ça qu'on appelle le chauffage par hypocauste.

- En ce qui concerne la mosaïque, il faut bien se rappeler qu'outre le fait que ça soit joli, il y avait une fonction sanitaire primordiale. Elle était imperméable et elle permettait un nettoyage aux grandes eaux. En-dessous des petits carrés colorés (les tesselles) il y a donc plusieurs couches de préparations pour stabiliser les sols. 

- Pour ce qui est de la "domus"... j'ai été obligée d'inventer. Nous n'avons conservé qu'UNE SEULE domus ecclesia au monde... je devrais peut-être dire que nous AVIONS en fait, puisqu'elle se trouve en Syrie à Doura Europos, et qu'à ce jour nous ne savons pas du tout ce qu'il est advenu du site de fouilles (un site magnifique qui comprend plusieurs bâtiments exceptionnels, entre autres une synagogue et un temple de Mithra). Je ne vais pas vous détailler le tout mais il y a de très beaux décors, qui ont été déposes (ouf !) à Yale : 

http://classconnection.s3.amazonaws.com/425/flashcards/2184425/jpg/picture681351453669761.jpg .

En ce qui concerne la disposition de la "domus" j'ai donc dû improviser, en m'inspirant de Doura Europos mais aussi des dispositifs des synagogues. 

 

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