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Et in Arcadia ego
6 novembre 2013

Chapitre III : Le loculus

           

 

           Paullus n’avait pas pu engager de pleureuses. Même s’il l’avait voulu, il n’en aurait d’ailleurs pas pris. D’abord, il n’aimait pas gaspiller de l’argent en temps de crise, et nul ne savait ce que l’avenir leur réserverait d’autre. Ensuite, sa sœur et sa mère assumaient fort bien le rôle. Effondrées dans les bras l’une de l’autre aux côtés du corps de leur défunt père et époux, elles tâchaient de contenir leurs sanglots, mais leurs plaintes déchirantes étaient malgré tout le seul son qui emplissait la pièce pourtant noire de monde. Enfin, cela aurait déplu à son père.

 

            Il n’aurait pas voulu de pleureuses. La mort était une chose belle, pour celui qui était en Arcadie. C’était l’aboutissement de sa vie, c’était le début de sa mort, c’était le grand voyage d’un esprit. Paullus serrait les dents en observant la communauté des chrétiens, amis de son père, qui se dressait d’un côté de la minuscule pièce principale de la domus des Fulvius. Silencieux et dignes, aucun ne versait de larmes, et leurs visages fermés reflétaient un mélange d’anxiété et de fierté ; c’était un martyr que l’on célébrait en ce jour. Humbles face à Gaïus, ils ne pouvaient que le respecter pour ce qu’il avait fait. Même si, aux yeux de Paullus, cela impliquait l’abandon de sa famille.

 

            L’ambiance était austère, et Paullus était fébrile. Il avait laissé derrière lui les pleurs et les lamentations, leur préférant l’angoisse du futur. Mais du présent aussi. Car tout le monde l’observait et le guettait. On le surveillait car on pensait que, peut-être, du haut de ses seize étés, il n’aurait pas la force de mener seul sa barque, et celles que comptait la maison, la familia. Il s’efforçait de montrer un visage impassible ; après tout, il savait ce qu’il faisait, ce qu’il avait à faire. En fait, la veillée funèbre n’était pas la partie la plus complexe de ce qui l’attendait. Ce n’était même pas la cérémonie qui le terrifiait. C’était après. Quand il ne serait plus là. Quand il n’y aurait plus le corps de Gaïus, trônant au centre de la pièce dans sa cuve de marbre, imposant, rassurant même dans sa mort. Chacun ici ressentait sa présence, même si l’on avait dû le recouvrir d’un linceul de bon marché pour cacher les stigmates de son martyre, insupportable à la vue sensible des femmes.

 

            La cuve était un ornement de prestige, efficace dans l’esprit des veilleurs. Paullus avait remarqué avec fierté les expressions respectueuses des hommes et femmes qui étaient entrés dans la pièce. Le marbre imposait le respect ; il était réservé aux classes les plus élevées, les plus nobles, aux hommes les plus notables par leurs hauts faits.

            Le décor également interpellait. Pour les uns, c’était une cuve sans doute réemployée de bon marché ; le poisson d’un pêcheur sans doute, qui n’avait pu s’acquitter du montant de la commande. Pour les autres, c’était l’ichtus, la raison même de leur présence ici, la raison pour laquelle Gaïus avait donné sa vie.

            Et l’inscription quant à elle, réservait ses secrets à qui savait la déchiffrer. Car ils n’étaient pas nombreux, les veilleurs qui savaient lire : quelques artisans qui avaient reçu l’enseignement, par nécessité, des graveurs, des mosaïstes comme l’avait été Gaïus, qui avait tout appris à son fils Paullus ; quelques peintres peut-être. Ils étaient moins nombreux encore, ceux qui étaient en mesure de la comprendre. Car elle provenait d’une lecture théologique que le prêtre Aurelius avait faite à l’attention de l’ecclesia, et que Gaïus chérissait.

 

            Paullus risqua une œillade chargée de gratitude en direction de Titus qui se tenait près de la porte avec plusieurs autres amis et collègues artisans de son père. L’oncle lui répondit d’un bref hochement de tête sans s’embarrasser de manières.

 

            Jugeant avoir suffisamment permis aux uns et aux autres de se recueillir, Paullus soupira profondément, puis contourna le sarcophage et s’approcha de sa sœur qu’il serra dans ses bras. Il souleva brièvement le drap recouvrant le visage tuméfié de son père, et l’embrassa sur la bouche comme le voulait la coutume. Gaïus Fulvius ne respectait pas la croyance païenne ; mais Paullus se méfiait. Il convoqua à voix haute la mort par trois fois sous le regard accusateur des chrétiens qui ne pratiquaient plus ces rites. Puis il déposa dans la bouche du cadavre une pièce : la rançon pour Charon, afin de traverser le fleuve des enfers.

            Puis il fit un signe aux hommes qui se tenaient devant la porte ; une charrette attendait dehors. On fit basculer la cuve sur son piédestal de bois, et l’on fit sortir le corps les pieds en avant, pour l’acheminer jusqu’au véhicule où on le chargea. Tiré par trois chevaux, il serait ainsi mené jusqu’aux limites de la ville, aux catacombes de la Via Appia.

 

            - Attends-moi ! entendit Paullus qui s’engageait à la suite de la charrette.

 

            Il sentit la minuscule main de Lucrecia se glisser fermement dans la sienne, et l’enfant emboîter son pas. Le chemin jusqu’aux catacombes de la Via Appia était long, mais le visage décidé de l’enfant ne laissait aucun doute : jusqu’au bout, elle marcherait.

            La charrette se mit en branle, et le bruit des roues de bois écrasant les pavés bosselés se fit entendre. Les Fulvius regardaient d’un œil égaré le sarcophage qui remuait au rythme des irrégularités des sols. Ballotté et austère, il restait leur unique repère, il les guiderait sur la voie.

 

            Un cortège silencieux se mit en marche vers les murs de la ville. Rapidement, il se clairsema ; chacun rentrait chez soi, car il fallait travailler, car on ne pouvait tout abandonner suffisamment longtemps pour accompagner le défunt jusqu’au bout ; car les catacombes étaient lointaines, et que c’était un lieu bien trop étroit pour tous les contenir. Du moins, Paullus essayait-il de s’en persuader. Mais il ne pouvait se voiler totalement la face : il savait que la mort de son père avait fait plus d’émoi que l’on ne le laissait paraître.

            Bien qu’il ait été torturé et exécuté pour traîtrise par les soldats devant le temple sur les ordres de l’empereur Dioclétien, beaucoup avaient fait néanmoins l’effort de venir à la veillée lui rendre hommage. Non pas pour ses convictions, trop dérangeantes et polémiques, trop périlleuses, mais pour l’homme qu’il avait été, dans son travail, dans sa famille ; pour sa rigueur et son intégrité. Pour son courage. Ou peut-être qu’on était aussi venus par simple curiosité. Les Fulvius avaient été chanceux de récupérer le cadavre du pater ; peut-être avait-on voulu venir le voir ? Paullus se félicita de l’avoir recouvert.

 

            Bientôt il n’y eut plus derrière la charrette qu’un cercle restreint. La famille Fulvius, dont Lucrecia qui marchait de paire avec sa cousine Lydia qui avait saisi l’autre main de Paullus. Ils marchaient tous trois de front, sous le regard étonné des passants ; ce n’était pas souvent qu’un groupe d’enfants guidait un cortège funéraire. Derrière eux suivaient Titus et son épouse, qui soutenait elle-même Cornelia, muette et pâle, aux mains tremblantes qui essuyaient ses yeux bouffis pourtant secs. Quelques cousins avaient suivi, et deux voisins dont un collègue auquel Gaïus achetait la chaux nécessaire à ses préparations de mosaïste. Puis les chrétiens que Gaïus fréquentait à la « domus ». Le garçon chargé de guider la charrette, que Paullus avait payé de quelques pièces, se retournait parfois pour jeter un coup d’œil étonné à cet attroupement épars et hétérogène. Nulle pleureuse, nul chant, nul sentiment d’ensemble, aucun costume de deuil et nul prêtre pour ce défunt.  

 

            Les murs de la ville se profilèrent derrière les dernières bâtisses de l’enceinte de Rome. Une partie du convoi se détacha encore ; Titus abandonna épouse et filles qui repartirent le dos voûté. On était moins de dix à suivre la charrette dans les ruelles encombrées du tissu urbain qui dépassait la muraille ; lieu de commerces et d’échanges de toutes sortes, où se mélangeaient plusieurs franges de population dont une partie relativement peu fréquentable. La marche fut longue encore jusqu’à ce qu’on s’éloigne de la foule, mais le groupe s’était resserré, et désormais les chrétiens marchaient de paire avec Paullus qui leur adressa un coup de menton.

            Il avait beau regretter les croyances de son père, il le respectait suffisamment encore pour apprécier le geste qu’ils faisaient en restant à ses côtés jusqu’à la fin.

 

            La main de Lucrecia glissait davantage dans la sienne, moite, et l’enfant fatiguée butait contre les pierres. Paullus la retenait, et la tirait dans son pas, pour l’encourager. Silencieuse et brave, elle se taisait, concentrée sur ses pieds, sans se plaindre. Paullus cependant arrêta la charrette et fit grimper l’enfant derrière, aux côtés de son père.

 

            La charrette ralentit finalement devant l’entrée. Les catacombes de Domitille étaient un lieu vivant, bien qu’étant la cité des morts. Volontairement placées fuori muri, bien au-delà des murs de la ville des vivants, ce n’était pourtant pas pour autant que l’on ne s’y rendait pas. Au contraire, on y croisait sans arrêt divers croyants de toutes confessions, qui venait pratiquer le refrigerium, repas funéraire en compagnie des morts. Quelques passants observèrent le convoi avec pitié, comprenant qu’il s’agissait d’une cérémonie funéraire.

 

            Aurelius l’évêque était là, digne et droit, dans sa toge blanche, mais grave. A ses côtés un enfant à peine plus jeune que Paullus, dans une tunique simple de la même couleur, portait une sorte de vaste plateau chargé de plusieurs instruments, recouvert d’un drap pourpre.

            On fit basculer le sarcophage, et les hommes les plus solides se chargèrent de le conduire au travers des dédales des catacombes, véritable réseau de tunnels, labyrinthe sous terre. Lucrecia fronça le nez, gênée par l’odeur nauséabonde : c’était la première fois que l’enfant pénétrait dans les catacombes, et, impressionnée, elle resserra sa prise dans la main crispée de Paullus, sans rien dire.

            On passa devant plusieurs cryptes plus ou moins vastes, où des cuves de sarcophages s’exhibaient sous des cubicula, voûtes surbaissées ménageant des niches dans les murs. Les murs étaient par endroits revêtus de graffitis ou de fresques. C’était dans ces pièces luxueuses que l’on voyait le plus souvent des familles de patriciens romains venus célébrer le repas funéraire en l’honneur des défunts. Mais dans la mort riches et pauvres se rencontraient entre ces murs.

            Mais Gaïus Fulvius ne pouvait s’offrir une place dans un cubiculum. Encore moins un décor à fresque, ni géométrique ni même figuratif, comme certains riches chrétiens le pratiquaient pourtant parfois, malgré les interdictions.

 

            L’on s’engagea dans un couloir obscur et étroit. Contre le mur s’alignaient les loculi où étaient disposés les corps des défunts des classes peu aisées ; des centaines et des centaines de cases où l’on juxtaposait les corps des hommes, des femmes, des enfants, chrétiens, païens, juifs, mithraïstes et autres pratiquants du culte de Cybèle. Certains étaient fermés par des plaques de marbre, d’autres par une simple chape de terre cuite, ou des planches de bois. Parfois l’on trouvait, enfermés dans ces parois, des fonds de verre dorés illustrés d’une acanthe, d’un portrait ; parfois une simple touche de couleur, pour distinguer le loculus des autres.

            Le sarcophage fut placé dans une case vide ; on boucha l’ouverture d’une plaque de terre, et Cornelia s’avança pour placer en son centre vide une coupe de verre grossier gravée d’une main tremblante, que Gaïus avait payée au prix fort au printemps dernier, pour célébrer la Pâques. En son centre on reconnaissait le monogramme du Christ ; une croix, le « chi », frappée du « rhô » ; les initiales du Sauveur triomphant. De part et d’autres, le graveur avait jugé bon de rajouter l’alpha et l’omega, signifiant la victoire et la prééminence du Fils sur toute chose, en tout temps.

           

            Aurelius se tourna vers le jeune garçon qui l’accompagnait ; il ôta le voile de pourpre du plateau, et le déposa sur ses mains. De ses mains ainsi voilées, il saisit un petit codex, épais volume de parchemins reliés qui reposait à plat au centre de la planche, et l’ouvrit.

            Dans un geste d’ensemble, les individus de l’assemblée ouvrirent leurs paumes et les tournèrent vers le ciel, en prière. Paullus, respectueux, les imita, et Lucrecia qui fut contrainte de lâcher sa main s’empressa de faire de même.

            D’une voix chantante et rythmée, Aurelius commença alors sa lecture du texte qu’il avait choisi ; comme à la « domus », il lisait en grec et commentait les psaumes en latin vernaculaire, afin que tous puissent le comprendre.

 

           « Daniel surpassait les chefs et les satrapes, parce qu'il y avait en lui un esprit supérieur ; et le roi pensait à l'établir sur tout le royaume.

Alors les chefs et les satrapes cherchèrent une occasion d'accuser Daniel en ce qui concernait les affaires du royaume. Mais ils ne purent trouver aucune occasion, ni aucune chose à reprendre, parce qu'il était fidèle, et qu'on n'apercevait chez lui ni faute, ni rien de mauvais.

Et ces hommes dirent : nous ne trouverons aucune occasion contre ce Daniel, à moins que nous n'en trouvions une dans la loi de son Dieu. »

 

           La gorge de Paullus se serra, s’entendant conter l’histoire de Daniel et son martyre. Il était agacé de ce qu’on fasse l’analogie entre la mort de son père et le martyre héroïque d’un personnage biblique ; ce dernier était beau et noble, tandis que le sacrifice de son père n’avait été que l’aboutissement d’une série de mauvais choix. De mauvais choix qui avaient conduit les Fulvius à cette perte.

 

           « Ainsi, à ce jour de l’an 304 après la venue de Jésus-Christ Sauveur, l’empereur Dioclétien, païen et ignare, croyait surpasser ses semblables et leur demandait l’adoration impie. En persécutant ceux qui le surpassaient dans leur espoir par clairvoyance, il pensait libérer son empire de ses maux et établir un règne fort.

           Mais il voyait le mal là où résidait le meilleur, l’esprit trompé par les démons. Il n’est point d’empire fort s’il n’est divin, qui puisse établir sur l’homme autorité. Il condamna au martyre nos bienheureux chrétiens qui refusaient en son nom de sacrifier, et par-là même refusa sa propre rédemption, sa venue au monde dans le royaume du Dieu salvateur. Gaïus face à lui cependant ne fléchit pas, car sa foi était plus grande, et plus juste, et par son sacrifice en fit la preuve. »

 

           Chacun autour de lui semblait boire les paroles d’Aurelius, qui célébrait présentement le sacrifice et l’abnégation de Gaïus pour son Dieu. Aucun n’avait conscience du sacrifice qu’il avait fait de ses enfants. De Lucrecia, qui écoutait sagement la messe, elle qui n’était jamais allée encore à la « domus », car on y emmenait rarement les enfants si jeunes.

 

           « Alors le roi donna l'ordre qu'on amenât Daniel, et qu'on le jetât dans la fosse aux lions. Le roi prit la parole et dit à Daniel : puisse ton Dieu, que tu sers avec persévérance, te délivrer !

On apporta une pierre, et on la mit sur l'ouverture de la fosse ; le roi la scella de son anneau et de l'anneau de ses grands, afin que rien ne fût changé à l'égard de Daniel.

Le roi se rendit ensuite dans son palais ; il passa la nuit à jeun, il ne fit point venir de concubine auprès de lui, et il ne put se livrer au sommeil.

Le roi se leva au point du jour, avec l'aurore, et il alla précipitamment à la fosse aux lions.

En s'approchant de la fosse, il appela Daniel d'une voix triste. Le roi prit la parole et dit à Daniel : Daniel, serviteur du Dieu vivant, ton Dieu, que tu sers avec persévérance, a-t-il pu te délivrer des lions ?

Et Daniel dit au roi : roi, vis éternellement ! Mon Dieu a envoyé son ange et fermé la gueule des lions, qui ne m'ont fait aucun mal, parce que j'ai été trouvé innocent devant lui ; et devant toi non plus, ô roi, je n'ai rien fait de mauvais.

Alors le roi fut très joyeux, et il ordonna qu'on fît sortir Daniel de la fosse. Daniel fut retiré de la fosse, et on ne trouva sur lui aucune blessure, parce qu'il avait eu confiance en son Dieu.

Le roi ordonna que ces hommes qui avaient accusé Daniel fussent amenés et jetés dans la fosse aux lions, eux, leurs enfants et leurs femmes ; et avant qu'ils fussent parvenus au fond de la fosse, les lions les saisirent et brisèrent tous leurs os ! »

 

           Aurelius marqua une pause, et referma les pages du codex qu’il déposa, toujours couvrant ses mains du voile de pourpre, sur le plateau que tenait l’assistant.

 

           « Puisse le sacrifice et la confiance de Daniel en son Dieu être ce qui conduisit Gaïus dans ses actes, ce qui lui permit d’endurer tous ce qu’on lui infligea ; puisse Gaïus comme Daniel, au royaume des cieux être épargné, célébré par les bêtes sauvages qui se soumettent devant lui, reconnaissant la grandeur de son âme. Qu’il soit éternel là-haut, comme Daniel en sa fosse régna. Que nos prières dirigées vers les cieux supplient notre Dieu tout puissant de recevoir Gaïus Fulvius fils de Tertius en ce jour de Natalis. »

 

           Paullus leva le front au ciel en la mémoire de son père, pour le respect de ses idées, et de celles et de ceux qui l’entouraient dans cette crypte. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’au-delà du discours d’Aurelius, Gaïus contrairement à Daniel était bel et bien mort. Rien n’était moins certain que la présence au-delà de la vie d’une éternité promise aux chrétiens, là où l’ensemble du monde romain païen s’éteignait simplement dans un sommeil sans fin. Déclarer la mort de Gaïus « Natalis » semblait très présomptueux.

 

           « Que les démons de Dioclétien et ses soldats, comme les lions des satrapes jaloux, les ensevelissent ; et qu’il renaisse de ses péché par le pardon du Dieu universel. »

 

           Paullus ferma la yeux afin de garder son calme. Il détestait l’idée que l’empereur et les soldats qui avaient tué son père puissent être au même titre que lui accueillis dans le royaume de Dieu ; s’ils s’étaient trompés, et que Gaïus avait raison, qu’ils périssent et que son père jouisse à son tour du plaisir de les voir opprimés !

           L’évêque darda ses yeux perçants sur Paullus ; il eut la sensation étrange que l’homme perçait à jour toutes ses pensées secrètes et sentit légèrement ses joues chauffer, espérant que la pénombre de la crypte empêcherait le rouge qui les teintait d’être vu.

 

           Aurelius saisit entre ses mains humblement couvertes la chaîne métallique d’un encensoir que l’assistant alluma dextrement. L’objet orfévré représentait une corne d’abondance, formée de réseaux de rinceaux végétaux d’acanthe et de vigne entrelacés, peuplés de minuscules paons ; l’odeur emplit la crypte et brouilla leur vue déjà obscure. Paullus sentit la main tremblante de Lucrecia saisir la sienne, et un frisson remonta de son bras jusqu’à sa nuque ; la terreur de l’enfant plongée dans l’obscurité à plusieurs mètres sous le niveau du sol.

           Aurelius ânonnait quelques prières en grec, balançant l’objet de gauche à droite, d’avant en arrière pour répandre l’odeur sainte et éternelle dans les catacombes, nouvelle demeure du corps de Gaïus, destiné à renaître. La chaîne grinçait sinistrement. La tête de Paullus lui tournait.

 

           Enfin, la cérémonie sembla se terminer, et l’on fit passer un panier d’osier rempli de quelques victuailles ; l’on mangea quelque peu, célébrant le premier repas funéraire sur la sépulture de Gaïus Fulvius, martyr de l’an 304.

           Puis l’on se dirigea vers la sortie de la crypte et des catacombes. Paullus lança un dernier regard par-dessus son épaule, afin d’apercevoir le loculus où reposait son père ; mais la fumée de l’encens l’en séparait comme un rideau épais. Comme la mort qui avait tranché. Il ferma les yeux et se remémora le sarcophage somptueux qui lui avait été donné comme demeure. Il revoyait la tabula inscriptionis, qui disait : « Et in Arcadia ego ». Et c’était sans doute vrai. Puisqu’après tout, Paullus ne pourrait plus rien exiger de lui où il était, il l’espérait. 

 

* * *

Petites notes parfois utiles :

- En théorie il n'y avait pas d'exposition du corps pour les classes les plus basses. Mais Gaïus étant un personnage particulier, décédé d'une façon particulière, j'ai imaginé que cela pouvait être crédible malgré tout, avec les moyens du bord...

- J'ai utilisé l'histoire de Daniel (Livre de Daniel, Ancien Testament), mais a priori c'est un texte libre de droits, alors je ne me sens pas trop coupable ;)

- Les chrétiens martyrs étaient célébrés lors de leurs funérailles (et anniversaires), pour leur "Natalis". On considérait qu'en mourant ils naissaient au paradis, au royaume du Christ... à prendre ou à laisser, hein...

- La cérémonie, c'est un gros mélange païen-coutumes romaines-chrétien, mais je n'étais pas là à l'époque, je ne sais pas vraiment comment ça se passait... a priori ce n'est pas parce qu'on était chrétien qu'on renonçait forcément à toutes les traditions, donc j'ai improvisé. 

- Je ne sais pas quoi vous dire d'autre, il y a plein d'informations potentiellement lourdes pour vous dans ce chapitre... si vous avez besoin d'éclaircissements, demandez ! ;)

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Commentaires
C
Ça y est je suis accro à l'univers que tu as créé! C'est hallucinant ce travail que tu fournis! Bravo! Demain, je rattrape mon retard! Continue comme ça!
Et in Arcadia ego
  • Projet NaNo (National Novel Writing Month) 2013 - objectif 50 000 mots en 30 jours seulement ! (soit 1668 mots par jour environ). Roman sur fond historique se déroulant au IVe siècle de notre ère (301, dernière persécution de Dioclétien - 350 environ).
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