Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Et in Arcadia ego
5 novembre 2013

Chapitre II : ICHTUS

 

            Paullus serrait contre lui le corps inerte de sa petite sœur. Il frissonnait ; une brise automnale se glissait dans la bâtisse modeste des Fulvius. Il était assis ici, immobile, depuis plusieurs heures désormais. Réalisant que la nuit était tombée sur la ville, il cligna des yeux par deux fois en fixant la porte close de la maison, face à lui, puis son regard tomba sur le visage de Lucrecia. Elle n’avait que six printemps. Etonné, il regarda sans réagir une larme qui avait coulé le long de son nez s’écraser sur le front moite de la petite fille endormie. Lucrecia avait, avant lui, pleuré toute la journée, et il avait fallu la bercer jusqu’au crépuscule pour qu’enfin elle se fige dans ses bras, épuisée, et s’endorme.

           

            Paullus la serra plus fort encore contre lui, et tira une pelisse sur ses épaules glacées. La voir ainsi étendue sur ses genoux le terrifiait et le réconfortait. Elle était un repère, elle était sa vie, son enfance, elle était du même sang que lui. Elle était le sourire, le rire, la voix de la maison. Elle était sa sœur ; mais désormais il serait comme son père. Désormais, il devrait être le pater que la famille avait perdu.

 

            - Paullus ?

 

            Sa mère se tenait dans l’embrasure qui menait de la pièce commune à la chambre. Entravée dans un drapé dont elle serrait les deux bords contre ses côtes, les poings serrés. Elle tremblait, elle aussi, et ses yeux étaient rouges.

 

            - Tu n’es pas allé voir Titus cet après-midi ? demanda-t-elle d’une voix inégale.

 

            Paullus l’observa sans ciller. Il avait rarement vu sa mère faiblir, s’effondrer, se ratatiner comme elle l’était actuellement. Attendant patiemment la réponse de son fils, elle se mordait le coin des lèvres. Pourquoi était-il si difficile d’en parler ? Titus était son frère, la mention simple de son nom n’aurait pas dû faire s’étrangler ses mots au fond de sa gorge, et faire mourir sa voix. Mais pourquoi avait-elle eu besoin de demander ? Etait-on vraiment obligé d’en parler, dès à présent ?

 

            Le jeune homme secoua la tête de gauche à droite, et Cornelia voyant cela fit trembler son menton de manière signifiante. Elle n’irait pas elle-même voir Titus, c’était bien au-delà de ses forces. Plus tard, sans doute, pour le remercier. Quand tout serait passé. Elle amorça un geste en direction de ses enfants, mais Paullus l’arrêta, secouant à nouveau son chef, vigoureusement. Lentement, méticuleusement, il se leva, recueillant entre ses bras le corps endormi de sa sœur. Lucrecia marmonna faiblement quand son bras balloté tomba comme une masse le long de son flanc, mais sa tête reposait sur l’épaule robuste de son frère déjà âgé de seize étés. Cornelia s’effaça devant lui, et il porta ainsi sa sœur jusqu’à la paillasse disposée sous la table dans le coin de la chambre, où il la déposa avant de la recouvrir de couvertures épaisses.

 

            Dans la pièce principale, Cornelia était assise sur le tabouret de bois que Paullus avait quitté, le visage enfoui dans ses mains. Il ne pouvait le voir, mais il devinait que le chagrin l’avait reprise. Par pudeur il détourna le visage, et derrière elle dans l’âtre fumant déposa de nouvelles bûches pour allumer un feu. Puis il sortit dans la fraîche nuit de septembre.

 

            Les rues étaient désertes. La nuit était tombée brusquement, comme une chape obscure et silencieuse sur le quartier des artisans, et aux fenêtres des romains l’on voyait briller tantôt les reflets tremblants des lampes à huile, tantôt dans une ambiance plus orangée la lumière égale et chaleureuse des foyers allumés. Titus Fulvius, son oncle par sa mère, habitait à quelques îlots d’ici, dans une petite maison semblable du quartier des artisans. Comme chez Paullus, la majeure partie de l’espace était exploitée par les ateliers, tandis que la façade était occupée par la taberna, boutique publique dévolue à l’accueil les clients. Derrière, on trouvait une pièce commune pour les repas, et une chambre unique où vivait toute la famille. Titus avait quatre enfants.

            Ce fut dans les ateliers que Paullus le trouva. La boutique était déserte tout comme les ateliers ; d’ordinaire, Titus avait sous ses ordres une demi-douzaine d’employés et quelques assistants. Son oncle l’attendait.

 

            - Drôle de journée, n’est-ce pas ? Il a fait nuit très tôt, dit-il en le voyant arriver sans lever la tête de son ouvrage.

 

            Il était affairé sur un grand bloc de marbre, dans un coin obscur de la pièce. Un feu animait l’âtre mais la lueur des flammes buttait contre la paroi épaisse de pierre que le graveur examinait, et son visage restait plongé dans l’ombre. Paullus ne pouvait pas déchiffrer ses traits, mais l’artisan était concentré. Il tenait dans sa main gauche un burin, et dans la droite un maillet, qu’il frappait sur le premier outil pour lui imprimer sa force. Le bruit du bois frappant sur la ferraille, et du ciseau sur le marbre résonnaient dans le silence d’une nuit précoce. Ces sons crus et profondément réels battaient dans les entrailles de Paullus, impressionné, qui observait le labeur de son oncle, une moitié de sa face chauffée et éclairée par les flammes vibrantes du feu, l’autre dans l’ombre, froide, séchée par les larmes salées qu’il avait laissées couler toute la journée.

 

            - Et voilà ! déclara l’oncle d’une voix grave et bourrue.

 

            Paullus s’était assis sur une tablette de bois, le regard perdu et se laissant aller à un repos vide de pensées, obnubilé par le son des outils qui travaillaient la pierre, et les couleurs chatoyantes du feu sur les marbres disposés dans l’atelier. Il tourna la tête vers l’artisan qui était assis devant son œuvre, les coudes posés sur les genoux. Il frottait l’une contre l’autre ses mains usées, agressées par la sécheresse des pierres et des poudres abrasives qu’il frottait pour lisser la surface des minéraux.

            Il esquissa un sourire en direction de son jeune neveu, qui n’avait pas l’air de se décider.

 

            - Tu ne veux pas voir ? glissa-t-il alors, pensant peut-être que le garçon n’avait pas compris qu’il était invité à admirer le travail.

 

            Paullus se leva poliment, estimant que son oncle ayant offert ses services et son art à la famille sans rien demander en retour, il serait juste de lui en être reconnaissant. Il passa entre les blocs de pierre disposés dans l’atelier et se glissa du côté de son oncle, face à la cuve de sarcophage qu’il avait gravée.

 

            C’était le sarcophage de son père. La cuve était en marbre ; un marbre de très basse qualité qui s’effritait et présentait un grain grossier, certes, mais un marbre quand même. Titus avait été grand dans sa générosité. Gaïus et lui avaient été de bons amis : ils partageaient un quotidien semblable, artisans, pères de familles, et leur lien de parenté les avait rapprochés. Mais encore, c’était à la « domus » qu’ils avaient passé le plus clair de leur temps ensemble. C’était sans doute à cause de leurs convictions communes que Titus avait proposé de réaliser la cuve de sarcophage de Gaïus, travail qu’il avait effectué lui-même, en-dehors des heures d’atelier.  

            Paullus se pencha pour mieux voir la face principale de la cuve, plongée dans l’obscurité.

 

            - Je vais te laisser, Octa m’attend avec les enfants, souffla son oncle qui se leva avec souplesse et tapota l’épaule du garçon, le clouant au sol. Tu peux rester autant que tu veux. On se revoit demain.

 

            Il sortit dans une démarche chaloupée, et s’engagea par la porte du fond de l’atelier en direction de l’espace privé de la maison. C’était sans doute par pudeur qu’il avait abandonné son neveu devant le sarcophage de son père ; pour éviter le moment embarrassant où, peut-être, Paullus pleurerait sur la pierre qui recouvrirait le lendemain la dépouille de son père. Car il était désormais un homme, et il devrait se montrer brave, solide. Montrer ses larmes à son oncle aurait été une honte. Titus lui faisait ce soir le don d’un peu de temps, d’un peu d’intimité, d’un peu d’indulgence.

 

            Mais le jeune homme n’avait plus envie de pleurer. Il se sentait fatigué, vidé de son chagrin qu’il avait écumé toute la journée. La cuve n’était qu’un bloc creux de pierre froide dépourvue d’âme, dépourvue de sens. Et pourtant.

 

            C’était le sarcophage de son père. Les yeux à demi-clos, dans l'obscurité du soir, Paullus fixait sans la voir la pierre grise gravée. De part et d’autre de la tabula ansata, Titus avait creusé avec grâce des motifs de strigiles, vagues parallèles sinueuses ; un motif simple et banal que l’on rencontrait sur de nombreux sarcophages, mais c’était déjà un luxe que de s’accorder un tel décor, là où en général les plus pauvres des artisans n’avaient ni cuve de sarcophage, ni pierre, ni inscription ou décor.

            Dans le carré épargné au centre de la face, l’artisan avait disposé un motif, de part et d’autre du texte. A gauche comme à droite, en gravure simple au burin, le tailleur avait dessiné verticalement un poisson, simple silhouette, tête vers le haut. Un motif innocent de poisson, décoratif et simple par sa forme quasi-géométrique. Mais sur la cuve de sarcophage de Gaïus Fulvius, c’était bien plus qu’un simple poisson. C’était l’ichtus, le symbole caché.

 

            Entre les deux motifs, encadré majestueusement, était une inscription latine en capitales. « GAÏUS FULVIUS - FRATER FECIT » indiquait l’identité du destinataire ; frater, ainsi se nommait Titus envers son décédé compagnon. Frère, dans sa religion. Car Gaïus et Titus se fréquentaient à la « domus », la maison chrétienne. L’oncle Titus avait gravé sur la cuve le poisson, l’ichtus, l’acronyme qui résumait leur croyance en « Iêsoûs Khristos Theoû Huios Sôter », « Jésus Christ, fils du Dieu Sauveur » ; c’était le poisson qui avait appelé Pierre et Jacques lors de la pêche miraculeuse à rejoindre le Christ ; c’était le poisson qui incarnait les miracles du prophète ; c’était le poisson qui symbolisait l’eucharistie, la communion des esprits dans la consommation du sacrifice divin, celui qui permettait aux hommes la rédemption, qui pardonnait leurs péchés.

            Tout ceci, Paullus l’avait entendu à la domus ecclesia, la maison chrétienne où l’on se rassemblait parfois pour célébrer les assemblées. De l’ichtus, il avait entendu parler, il avait écouté l’explication des symboliques, tête baissée ; il avait porté à ses lèvres l’aliment salé qu’on lui présentait, et prononcé les prières.

            Mais il fixait la cuve d’un air absent, ne reconnaissant rien dans ces poissons affrontés, rien d’autre qu’un motif gravé sur une dalle de marbre, rien d’autre qu’un décor obscur sur un sarcophage. C’était le sarcophage de son père, son père décédé.

            « ET IN ARCADIA EGO ». L’inscription parachevait la tabula. C’étaient les mots que l’on avait faits inscrire en la mémoire de Gaïus. En Arcadie il reposait, paisible, élu parmi les justes. En Arcadie, parmi les justes il avait été choisi par la mort qui l’avait saisi. En Arcadie, parmi les justes et les fidèles, la mort était partout. Paullus ne détachait plus ses yeux de ces quelques mots, qui, s’ils célébraient l’esprit bon de son père, ne pouvaient faire abstraction du fait qu’il était mort. En Arcadie la mort régnait, comme ailleurs ; et les chrétiens n’étaient pas plus vainqueurs que les païens. Gaïus était-il vraiment heureux, éternel dans la mort, ailleurs ?

            Paullus n’en avait que faire, car lui était encore en vie sur terre, et la religion ne lui était rien. Le poisson n’était qu’un mets salé, qu’il lui faudrait acheter par la force de son travail, pour le mettre dans l’assiette de sa sœur Lucrecia, qui devait manger. Gaïus étant parti, Paullus devenait pater, maître en sa maison, responsable en tous lieux de la vie de sa mère et de sa sœur ; il leur devait tout ce que Gaïus ne leur offrirait plus. En somme, l’Arcadie n’était pas pour aujourd’hui.

 

            Une larme coulait sur sa joue droite, rageuse, brûlante comme la lame d’un fer chauffé qu’on apposait sur le bras d’un hérétique chrétien dans un empire païen. Elle brûlait sa peau comme on avait brûlé l’épiderme de son père, maintes fois en maints endroits, avant de le tuer. Elle le brûlait comme elle brûlait les vies et les destins de nombreux amis, voisins, et inconnus lointains. Elle le brûlait comme un passé, un héritage qui lui pesait.

            Le jeune homme tomba à genoux, le front collé à la pierre glacée. ET IN ARCADIA EGO. Les lettres creuses s’imprimaient sur son front. Sa mâchoire était crispée, ses yeux baignés de larmes qu’il contenait avec peine. La cuve était froide et inerte, elle était la mort qui enveloppait son foyer dans la nuit. Le sarcophage de son père était chrétien, il était le symbole morne et terne qui l’accompagnerait dans l’au-delà. Il était le symbole figé qui scellerait le destin de Paullus ; le fardeau qu’il porterait comme une croix sur son chemin.

            Une colère grondait en lui, contre son père, contre son oncle, contre les soldats romains qui avaient tué, contre l’empire sacrificateur. Contre les chrétiens qui ne lui étaient rien. La main appuyée contre l’ichtus qui s’imprimait sur la paume de sa main. 

 

* * *

Petites notes qui peuvent aider :

- La notion de pater est assée prononcée à l'Antiquité ; le pater est responsable de toute la familia, qui comprend tous les habitants de la domus... ce qui peut signifier, en plus de la famille au sens terme actuel, les esclaves, les domestiques, les employés d'un atelier. En l'occurrence les Fulvius n'ont pas de domestiques, mais Paullus est tout de même responsable de l'atelier de son père. 

- Les "îlots" dans une ville romaine, sont en fait des petits pâtés de maisons... comme le plan était plus ou moins quadrillé, on avait des insulae (littéralement îlots), regroupant plusieurs maisons. D'une manière générale, les habitants étaient plutôt regroupés par classes sociales voire même par métiers, c'est pourquoi j'ai imaginé un quartier d'artisans, mais j'ai un peu cherché et je n'ai pas trouvé d'endroit spécifiquement identifié comme ayant accueilli des artisans à Rome. 

- "Et in Arcadia ego" signifie, littéralement "et moi je suis en Arcadie". L'Arcadie, c'est une sorte de lieu fictif paradisiaque, qui n'est pas atteint par le temps et les passions humaines... L'aphorisme date du XVIIème siècle... mais on ne sait pas exactement ce qu'il signifie ! Il pourrait vouloir dire, de la part de celui qui est mort "Et moi je suis en Arcadie" ; c'est-à-dire qu'il a atteint une sorte de paradis. Ou bien, on peut imaginer que c'est la mort qui s'exprime en disant "Et moi je suis en Arcadie", sous-entendu, Y COMPRIS là où tout est parfait, je peux t'atteindre. Voilà pour la minute-explicative-pas-très-claire. En tout cas j'ai rééxploitée cette phrase à des fins non-légitimes, je l'avoue :)

- Petit point immédiat sur la famille, qui compte : le père décédé, Gaïus Fulvius - le fils Paullus - la mère Cornelia - la fille Lucrecia. Cornelia a un frère, dénommé Titus, et dont la femme se nomme Octavia (raccourcie en "Octa"). On va s'arrêter là pour le moment... mais je me suis dit que ça pouvait vous aider comme récapitulatif. 

- Autres questions ? Posez-les !

Publicité
Publicité
Commentaires
Et in Arcadia ego
  • Projet NaNo (National Novel Writing Month) 2013 - objectif 50 000 mots en 30 jours seulement ! (soit 1668 mots par jour environ). Roman sur fond historique se déroulant au IVe siècle de notre ère (301, dernière persécution de Dioclétien - 350 environ).
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité