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Et in Arcadia ego
8 novembre 2013

Chapitre V : Brutus

 

          Il se trouva d’abord dans ce qui semblait être un vestibule, quoiqu’orné de peintures colorées imitant de faux placages de marbre. Peu de meubles s’y trouvaient, ce n’était sans doute pas un espace prévu pour y rester. Sans s’arrêter, Probus poursuivit sa route.

            Il déboucha dans une pièce chauffée, ce qui fut agréable ; mais il ne s’arrêta pas, et accéléra même, distinguant vaguement la forme d’un corps allongé sur l’une des banquettes qui meublait la pièce. Il résista à l’envie de tourner la tête et se rua vers la sortie, non certain d’avoir le droit de traverser la pièce qu’il venait de passer.

 

            - Hé ! entendit-il alors protester derrière lui.

 

            Il sursauta violemment et s’empourpra mais, honteux, il s’enfuit à toutes jambes et disparut dans la pièce suivante, qui s’avéra être le vestibule de l’atrium, qu’il connaissait déjà bien fort heureusement. Le cœur battant, il passa dans la cour publique où il avait le droit de s’attarder, et même d’orienter son regard où bon lui semblait. Il constata avec soulagement qu’il n’avait pas été suivi.

 

            - Probus ! s’entendit-il alors appeler alors qu’il observait la circulation des gens qui venaient à la fontaine Aquiliana.

 

            Il sursauta à nouveau nerveusement, et aperçut la servante Aemilia qui se trouvait de l’autre côté de l’atrium, à l’entrée des pièces de service ; c’était sans doute là-bas que se trouvait l’argenterie qu’ils devaient descendre à Clodia. Vaguement honteux d’avoir été surpris en train de se reposer, le garçon se dépêcha. Il ne voulait pas que la jeune femme le pense paresseux. Il était simplement nouveau, et ignorant.

 

            - Mais d’où tu sors ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils d’un air soupçonneux.

 

            Probus constata à l’instant qu’Aemilia était sans doute, comme lui, une esclave de l’étranger, qu’on avait arrachée à ses terres en la faisant prisonnière de guerre. Son teint et ses cheveux sombres en attestaient ; mais plus encore la forme amandée de ses yeux noirs où brillait l’accusation. Le garçon esquiva la question, ne sachant pas s’il avait emprunté le bon chemin, et redoutant même quelque reproche qui viendrait bientôt de la part de ses maîtres – comme si Clodia ne suffisait pas !

 

            - C’est ça ? demanda-t-il en désignant un placard chargé de nombreux plateaux, vases et récipients en argent qui s’empilaient dans un équilibre précaire.

 

            Aemilia hocha la tête, puis sembla le jauger du regard.

 

            - Oui. Tu peux porter ça ?

 

            Le garçon se renfrogna. Qu’une femme mette en doute sa force était particulièrement vexant, même s’il était effectivement d’une taille et d’une constitution faibles pour son âge. Il avait vécu des choses bien pires qu’elle ! Il se reprit mentalement pour cette réflexion, se rappelant qu’Aemilia avait pu vivre les mêmes, et même pire en tant que femme, étant elle aussi une esclave politique.

 

            - Bien sûr que je peux porter ça ! C’est mon rôle comme esclave, de porter des choses ! grogna-t-il avec un accent prononcé.

 

            La jeune femme le regarda en souriant, amusée par sa vexation. Certes, il n’était pas particulièrement fréquent dans ses attributions à elle de porter de lourdes charges, cependant s’il s’imaginait que sa vie consistait juste à habiller et coiffer la Domina, il se trompait lourdement ! Mais il avait encore beaucoup à apprendre, aussi elle se contenta de lever le yeux au ciel, et commença à charger les bras de l’esclave de vaisselles.

 

            - En tant qu’esclave de cuisine, tu dois apprendre à porter des choses, mais aussi à être efficace ; le travail y est difficile, éreintant, et demande une grande attention. Plus de maladresses, si tu veux survivre avec Clodia !

 

            Le garçon l’écoutait vaguement sermonner tandis que la charge sur ses bras se faisait de plus en plus lourde. C’était plus facile à dire qu’à faire. Les gens qui parlaient dans le vent, se permettant sans cesse de prodiguer une foule de conseils inefficaces aux autres l’exaspéraient. Mais à choisir entre les sermons stupides et les hurlements de Clodia, il préférait quand même la servante turque.

 

            - Allez, en route ! On va descendre par l’escalier de l’atrium.

 

            Le garçon, marchant légèrement de biais pour parvenir à voir où il se rendait malgré la pile exorbitante de vaisselle que la jeune femme avait déposée sur ses bras, entreprit de faire le tour de l’atrium, pour emprunter l’escalier de service le plus proche. Mais à peine furent-ils parvenus à l’autre bout de l’allée qu’une voix les interpella.

 

            - Aemilia !

 

            Probus se glaça sur place, effaré. Il se tourna lentement, se cachant du mieux qu’il le pouvait derrière sa pile de vaisselle. Devant eux se tenait une jeune femme blonde, richement vêtue d’une robe brodée et rehaussée d’or. Dans sa chevelure tressée aux agencements complexes, était inclus un bijou doré qui encerclait son front. Le garçon identifia avec horreur la jeune Domina Flavia. Comble du désespoir, il lui semblait avoir reconnu la voix l’ayant appelé quelques minutes plus tôt.

 

            - C’est un nouvel esclave, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en désignant la pile de vaisselle qui oscillait dangereusement, tandis que Probus se dandinait sur place, ne sachant où se mettre.

 

            Aemilia opina du chef, sérieuse et grave. Elle attendait que la Domina lui exprime le fond de sa pensée, et craignait que l’esclave n’ait commis quelque erreur confondante. Mais la jeune aristocrate regarda simplement le garçon d’un air narquois, arquant légèrement un sourcil, courbe reprise par la forme de ses lèvres fines. Aemilia savait que cet air dédaigneux signifiait chez sa maîtresse quelque amusement grotesque. Probus avait donc eu le mérite de la faire rire ! De son côté, il semblait s’enfoncer sous terre, honteux, et rougissant au point que l’argenterie entre ses mains semblait chauffer.

 

            - Il faudrait sans doute qu’il apprenne à ne plus traverser notre bibliothèque en courant tel un voleur, glissa-t-elle simplement, s’adressant à sa servante, qui esquissa un faible sourire d’excuse.

 

            - Que la Domina veuille bien le pardonner, déclara-t-elle en inclinant le front comme marque de respect. Probus est un jeune esclave nouvellement arrivé chez nous, et les coutumes et usages ne lui sont pas encore familiers.

 

            - J’avais déjà remarqué, lâcha la jeune femme avec un petit rire aigre.

 

            Probus sembla se ratatiner plus encore, comprenant la référence à la dernière sortie en litière dans la ville de Rome des deux maîtresses de la maison ; le jeune esclave, responsable de la Domina Hortensia, avait paniqué lorsque cette dernière s’était évanouie, et la Domina Flavia avait dû elle-même se charger de la réanimer en déversant le contenu de l’outre d’eau de l’esclave sur sa tête.

 

            La Domina jeta un dernier regard hautain au garçon qui s’enfonçait sous terre sous le poids de son métal en fusion, puis tourna les talons. Aemilia secoua furieusement la tête, éberluée par la bêtise du garçon, et par la tournure heureuse et simple des événements. Probus aurait pu avoir de bien plus graves ennuis.

 

            - Ce n’est tout de même pas vrai ! Tu es passé par le tablinium ?! Mais quel brutus, vraiment ! s’exclamait-elle, oubliait vraisemblablement qu’elle s’était promis d’aider le souffre-douleur de Clodia, et non pas de l’insulter comme elle.

 

            Il haussa vaguement les épaules et se dirigea mécaniquement vers l’escalier de service, n’oubliant pas qu’il était supposé apporter l’argenterie à la vieille cuisinière, et sachant pertinemment qu’un retard lui vaudrait le double de temps de remontrances. Derrière lui la jeune esclave continuait de déblatérer ses conseils et ses avis, qu’il ne lui avait de toute manière pas demandés.

 

            - Ne prétends pas qu’on ne te l’a jamais dit, parce que je sais très bien que c’est une des premières choses que Clodia explique aux nouveaux, je m’en souviens… je n’avais que neuf ans, moi, hé bien je l’ai retenu ! Tu n’es rien qu’une passoire, vraiment ! fulminait-elle à voix basse pour ne pas être trop remarquée par les individus qu’ils croisaient.

 

            Probus se concentra pour descendre les marches de l’escalier sans pouvoir se tenir, et retenant la précieuse vaisselle qui se trouvait dans ses bras qui tiraient douloureusement ; avec tout cela, ils avaient beaucoup traîné et gaspillé ses forces. L’argent ne se brisait certes pas en tombant, mais il pouvait s’abîmer et même légèrement s’emboutir sur ses parois les plus fines s’il chutait violemment.

 

            - Tu n’es qu’un esclave, tu sais ! C’est simple : tu peux fréquenter les atriums et les salles de réserves, le jardin s’il est nécessaire… les vestibules aussi à condition de ne pas t’arrêter et sans avoir le nez en l’air… les thermes, à condition de ne pas entrer lorsque les maîtres y sont… et c’est tout !

 

            L’esclave en question savait très bien qu’il n’avait pas le même statut qu’un maître en cette maison. Etait-il vraiment besoin d’expliquer à cette prétentieuse que lorsqu’il avait commis sa bévue, il n’avait tout simplement eu aucune idée de l’endroit où il se trouvait ? Puis, curieusement intrigué, il s’arrêta au milieu de l’escalier, et Aemilia n’étant pas prévenue le bouscula, ce qui provoqua la chute de quelques plats plusieurs marches plus bas.

 

            - Mais toi, tu es une esclave et tu peux traverser les pièces que tu veux, constata-t-il simplement en la regardant.

           

           Aemilia le fixa un instant, ne comprenant pas où il voulait en venir. Puis son visage s’éclaira.

 

            - Oh ! Non, pas tout à fait. Je ne peux entrer et rester dans la plupart des pièces qu’à condition qu’il y ait là nécessité. Et je ne suis jamais entrée que dans la chambre de la petite Domina ; car je suis son ancilla attitrée, depuis son enfance.

 

            - Ancilla ? répéta le garçon en plissant les yeux.

 

            Il ne se rappelait pas avoir appris ce mot.

 

            - Oui, c’est une petite servante. En général les ancillae sont attribuées aux jeunes enfants avant leurs dix printemps, ce sont les seules esclaves amenées à les toucher, et à les connaître dans leur intimité.

 

            Elle descendit les marches prestement, et ramassa les objets tombés avant que quelqu’un ne s’aperçoive que l’on avait jeté de l’argenterie à terre.

 

            - Compris ? demanda-t-elle plus calmement qu’auparavant. Plus de bévues. Tu es tout de même un peu brutus, comme garçon. Probus, peut-être, mais brutus sûrement, Clodia n’avait pas tort !

 

            Ladite Clodia les accueillit froidement, et leur fit disposer les plats sur les tables de la cuisine. Elle envoya ensuite Probus chercher quelque nourriture dans la réserve tandis qu’Aemilia retournait à son linge, où se trouvait également Silvia, l’ancilla de la Domina Hortensia.

 

            - Tu as pris du retard sur ton linge, l’accusa cette dernière lorsqu’elle la rejoignit.

 

            C’était une femme d’environ vingt-cinq printemps, qui avait eu l’heur de plaire à la Domina, et qui s’en félicitait si bien qu’elle se permettait d’être plus sèche et directive encore que Clodia. Aemilia ne l’appréciait guère et ne lui répondit pas, se sachant dans son droit et ayant répondu à l’appel de la cuisinière, ce qui lui semblait légitime. L’ancilla aux cheveux bouclés darda sur elle ses yeux vert sombre, et ses narines frémirent en constatant qu’Aemilia n’avait pas l’intention de répondre à sa provocation. Tandis qu’elle récupérait sur le fil une robe brodée d’un bleu azur pour la plier, elle reprit en direction de sa voisine :

 

            - Je t’ai vue, l’autre jour, devant la villa Alba, lança-t-elle avec légèreté.

 

            Aemilia se figea, sentant son sang se glacer, la main sur la corde. Puis, se rendant compte que son attitude pouvait la trahir, elle fit mine de tâter le tissu pour vérifier qu’il était bien sec.

 

            - Je suis peut-être passée près de la villa Alba, c’est possible, répondit-elle en feignant de réfléchir. Alba… c’est la maison toute blanche sur le chemin du marché, c’est bien ça ?

 

            Silvia la fixait en plissant les yeux, cherchant à déceler le mensonge dans sa voix, mais la servante secouait la tête d’un air ahuri, ne laissant aucunement savoir qu’elle était intérieurement terrifiée. Elle entendit avec soulagement Clodia qui braillait encore sur Probus dans la cuisine, et qui l’appelait à son secours. Laissant sa panière avec une robe posée dessus, sans la plier, elle s’empressa de rejoindre la cuisinière, les mains tremblantes.

 

            - Aemilia, cet idiot de Brutus ne comprend rien à ce que je lui dis. Pourrais-tu essayer ?

 

            La cuisinière se tenait fermement de ses deux mains à la table, l’air épuisé. Ses yeux étaient creusés par des cernes, et la chaleur de la cuisine faisait luire sa peau lui donnant un aspect flasque et granulé. A bien y regarder, il semblait tout simplement que Clodia était à bout, éreintée, et peut-être même malade.

 

            - Tu devrais t’asseoir, Clodia, s’inquiéta Aemilia tandis que Probus croisait les bras d’un air mauvais.

 

            Le garçon semblait avoir passé un sale quart d’heure ; ses paupières translucides étaient écarlates, tout comme ses oreilles, et sa bouche s’était transformée en un rictus d’amertume.

 

            - Je n’ai pas le temps de m’asseoir, Aemilia. J’ai des instructions à donner.

 

            - Tu n’auras qu’à les donner, une fois assise ! assura la jeune fille en la forçant au repos.

 

            La cuisinière soupira, admettant sa défaite ; elle ne pouvait d’ailleurs pas lutter dans l’état où elle était, soufflant comme un bœuf, les yeux brillants de fièvre.

 

            - Et qui va faire la cuisine ? siffla-t-elle en prenant sa tête entre ses mains, dévisageant mortifiée le lapin reposant sur la table, qui n’était même pas dépecé.


            Aemilia avisa le petit attroupement curieux et inquiet qui s’était formé à l’entrée de la cuisine. Les esclaves de la domus étaient bien peu habitués à voir la cuisinière à bout de forces.

 

            - On va s’en sortir, la rassura-t-elle. Crispus, Luscus, Servius, vous allez chercher tout ce qu’il faut pour le repas de ce soir, dans les réserves : fruits et légumes feront l’affaire. Merula, tu peux t’occuper du lapin, n’est-ce pas ? Je t’aiderai. Laenas, tu vois cette panière de linge ? Tu t’en occupes, et tu me l’amèneras quand tu auras tout plié pour que je la monte dans la chambre de la Domina. Allons, on y va !

 

            Les esclaves repartirent aux tâches qu’on leur avait confiées, avec un sentiment inhabituel de détresse ; d’ordinaire, la vie de la domus était si bien organisée que ce genre d’imprévu n’arrivait pas.

 

            - Probus !

 

            Le garçon sursauta, étonné que l’on s’adresse à lui en temps de crise. Il était parti en direction des réserves pour y apporter son aide en cas de besoin.

 

            - Que doit-il faire, Clodia ?

 

            - Les mosaïstes. S’occuper des mosaïstes, qui viennent refaire les sols des thermes. Il faut qu’un esclave reste avec eux pour les surveiller, pour les aider s’ils ont besoin de parler avec le ministrus ; il jouera le rôle de messager.

 

            Aemilia se tourna vers le jeune homme, cherchant à comprendre ce qui s’était passé, pour que Clodia touche le fond et que Probus soit à ce point désespéré.

 

            - Tu ne comprends pas ? demanda-t-elle au garçon, qui secoua la tête d’un air désorienté. Ce n’est pourtant pas compliqué ! soupira l’ancilla agacée. On ne te demande pas de remplacer Atlas, juste de rester avec les mosaïstes…

 

            Probus souleva un sourcil perplexe, et l’ancilla se prit à sourire inconsciemment.

 

            - Mosaïstes ? répéta-t-elle doucement. C’est ça que tu ne comprends pas ?

 

            - Oui, c’est ça, affirma-t-il en hochant la tête, curieux.

 

            L’ancilla eut un petit rire nerveux, soulagée d’avoir réglé l’affaire. Elle n’aurait donc qu’à expliquer à Probus ce qu’était un mosaïste, terme encore absent de son langage ; et avec les instructions de Clodia, elle parviendrait bien à sauver le repas de ce soir.

 

            Elle tourna à cet instant la tête, attirée par un mouvement à l’extérieur. Quintus, le ministrus, accompagné d’un groupe d’artisan qui portaient divers instruments, sans doute nécessaires à leur travail dans les thermes. Quintus était en grande conversation avec un jeune homme brun, robuste, portant la tunique du deuil. Leurs regards se croisèrent brièvement et tous deux détournèrent la tête le plus naturellement possible ; se sentant vaciller, Aemilia s’agrippa au bord de la table de la cuisine.  

 

* * *

 

Petites explications accessoires :

- Il y a plusieurs types d'esclaves dans une maison urbaine (qui ne sont pas les mêmes que les esclaves des maisons rurales). 

- Le ministrus (Quintus) est un genre d'intendant qui supervise le tout, et peut aussi gérer des questions administratives et même intellectuelles, puisqu'il peut être proche du maître, comme un assistant... Ces fonctions ne sont pas toujours figées... En l'occurrence Quintus ici partage beaucoup de son pouvoir avec Clodia. 

- Les ancillae sont les servantes attachées au service des maîtresses ; leurs fonctions prennent en charge notamment la coiffure, l'habillage...

- Le plus gros des esclaves travaille au ménage, la cuisine, la décoration, maintenir le chauffage dans les pièces le nécessitant (thermes mais aussi tablinium et chambres). 

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  • Projet NaNo (National Novel Writing Month) 2013 - objectif 50 000 mots en 30 jours seulement ! (soit 1668 mots par jour environ). Roman sur fond historique se déroulant au IVe siècle de notre ère (301, dernière persécution de Dioclétien - 350 environ).
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